- InformationRio+20 offre l''opportunité de produire de nouvelles propositions pour concevoir et organiser la transition vers des sociétés durables. Cette rubrique tentera de les regrouper systématiquement au fur et à mesure de l''avancée du processus.
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- Sujets politiques, architecture du pouvoir et démocratie
16 janvier 2012
Economie: les ruptures nécessaires pour la transition
Détails de la proposition
ContexteÉgalement disponible en English, Español, Português
Pierre Calame est Président de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme.
Propositions pour le collectif français Rio+20 et pour le forum social thématique de Porto Alegre
Avertissement : le texte ci-après regroupe de manière synthétique des propositions. Il ne s’intéresse qu’à des propositions de « rupture » et non aux multiples améliorations qu’il est possible d’apporter aux systèmes existants. Il fait partie d’une série de quatre textes correspondant chacun à l’un des quatre thèmes retenus par le forum social thématique de Porto Alegre : éthique ; territoire ; gouvernance ; transition de l’économie vers des sociétés durables.
Dans la présentation de chaque thème, la grille d’analyse reprend les quatre thèmes. D’où la répétition d’un texte à l’autre : le croisement territoire – économie se retrouve dans les mêmes termes dans le texte « économie » et dans le texte « territoire », de manière à ce que chacun des quatre textes puisse lu séparément.
Propositions et résumés
Economie : la transition vers des sociétés durables.
Toute la pensée actuelle sur l'économie est fondée sur un modèle de développement qui ne trouve son équilibre que dans une croissance indéfinie (équilibre de la bicyclette). Il fait l'hypothèse que l'autorégulation par le marché est optimale et que les règles du marché s'appliquent à toutes les catégories de biens et de services.
Depuis la seconde guerre mondiale et surtout depuis la chute du mur de Berlin, l'organisation d'un marché mondial unifié et sans barrière est considérée par la majorité des gouvernants comme un idéal à poursuivre. La baisse vertigineuse des coûts de circulation des marchandises et des informations a conduit à une dissociation croissante des lieux de production et des lieux de consommation. Des générations d'économistes ont été formées sur ces bases. L'économie a été présentée de plus en plus comme une science, proche des sciences de la nature par l'importance accordée à la formalisation mathématique. Depuis le 19e siècle et plus encore le 20e les deux acteurs pivots de l'économie, qui structurent le système, sont les entreprises multinationales et les Etats. Au fil du temps les acteurs et les dispositifs, notamment fiscaux, ont été conçus en fonction du modèle dominant.
Depuis 1972 et plus encore 1992 (sommet de la terre) on a tenté de répondre aux nouvelles exigences de protection de la planète sans toucher, autrement qu'à la marge, le modèle dominant, comme le reflète l'oxymore « développement durable », qui juxtapose l'idée d'un développement sans fin et l'idée des limites physiques de la planète. Il est temps de prendre conscience que la transition vers des sociétés durables ne se fera qu'au prix d'une refonte radicale du système de pensée, des institutions et des dispositifs organisant le système de production d'échange et de consommation.
A/ Economie et œconomie
1. De l'économie à l'œconomie
Le mot économie est trop étroitement associé à l'enseignement délivré dans des milliers de facultés d'économie et de management pour qu'il soit possible de lui donner un contenu radicalement différent, moyennant l'ajout d'un adjectif comme « verte » ou « durable ». Seul un changement de concept est en mesure de marquer la rupture. Ce qu'il faut mettre en place au 21e siècle est précisément ce que jusqu'au 18e siècle on appelait l'œconomie : l'art de tirer parti de ressources naturelles rares au profit du bien-être de tous. La définition de l'œconomie doit servir de feuille de route mondiale pour la transition, en traduisant chacun de ses termes en propositions concrètes : « l'œconomie est une branche de la gouvernance. Elle a pour objet de créer des acteurs et des agencements institutionnels, des processus et des règles visant à organiser la production, la répartition et l'utilisation de biens et de services en vue d'assurer à l'humanité tout le bien être possible en tirant le meilleur parti des capacités techniques et de la créativité humaine, dans un souci constant de préservation et d'enrichissement de la biosphère, de conservation des intérêts, des droits et des capacités d'initiative des générations futures et dans des conditions de responsabilité et d'équité suscitant l'adhésion de tous ».
2. Territoires et filières durables, les deux acteurs pivot de l'œconomie
Les deux acteurs pivots de l'œconomie au 21e siècle, ceux qui doivent structurer l'ensemble du système seront : les territoires (villes et régions), niveau local auquel peuvent s'appréhender les trois ordres essentiels de relation – entre les personnes, entre les sociétés, entre l'humanité et la biosphère – et auquel peuvent se gérer ensemble l'économie, le social et l'écologie ; la filière, depuis la mobilisation des ressources primaires jusqu'à la consommation et recyclage : il n'y a de société durable que si ces filières sont durables et les acteurs de l'économie, en particulier les entreprises, doivent voir leur activité encadrée par des contrats de filières durables.
3. L'œconomie doit être plurielle
L'œconomie est plurielle. Il n'est pas possible de séparer artificiellement dans une société ce qui est de l'ordre de l'efficacité économique, de la cohésion sociale, de la préservation et de l'enrichissement de la biosphère. Les acteurs capables de prendre en charge l'ensemble de ces objectifs sont à privilégier. L'économie sociale et solidaire doit pour cette raison être soutenue et encouragée.
4. La traçabilité est obligatoire
A l'opposé du système actuel qui tend à rendre anonyme le lien entre activité de production et de consommation, ce lien doit être considéré comme essentiel – l'échange de biens et de services étant une des relations sociales majeures – ce qui implique l'obligation de traçabilité de l'activité économique. Cette traçabilité est techniquement facile à assurer avec les nouveaux systèmes informatiques ; elle est d'ailleurs d'ores et déjà assurée lorsque la sécurité est en jeu.
5. La monnaie doit être pluridimensionnelle
Notre conception de la monnaie est l'héritage du passé et des limites des anciens outils de calcul. Aujourd'hui, l'enjeu est d'encourager le développement du travail humain, gage de la redistribution des richesses, et de limiter strictement la consommation des ressources naturelles non renouvelables, menace majeure sur la biosphère. Ceci ne peut se faire qu'en utilisant des unités de compte et des moyens de paiement différents pour l'un et l'autre cas. La monnaie doit être nécessairement plurielle (pour permettre l'articulation de différents niveaux d'échange du local au mondial) et pluri dimensionnelle pour que le consommateur paie avec des unités différentes, ce qu'il est encouragé à consommer et ce qu'il est dissuadé de consommer.
B/ Economie et gouvernance
L'œconomie étant une branche de la gouvernance, on peut lui appliquer toutes les réflexions sur les objectifs et les principes de la gouvernance. Cette observation se révèle très féconde pour concevoir de nouveaux concepts, agencements institutionnels et outils. On n'en prendra ici que quelques exemples
1. Mettre en place des régimes de gouvernance adaptés à la nature des différents biens et services
L'art de la gouvernance réside en particulier dans la capacité à inventer des dispositifs réellement adaptés aux problèmes à traiter. Ce n'est pas le cas de l'économie actuelle qui veut ramener les biens et services à deux catégories : les biens marchands et les biens publics. Au contraire, les régimes de gouvernance du futur devront correspondre à quatre catégories de biens et services : ceux qui se détruisent quand on veut les partager, comme c'est le cas des écosystèmes ou des êtres vivants ; ceux qui se divisent en se partageant mais sont en quantité limitée, comme c'est le cas de la plupart des ressources naturelles et en particulier de l'eau et de l'énergie fossile ; ceux qui se divisent en se partageant mais dont la quantité n'est bornée que par la créativité humaine et le travail, comme les biens industriels, seuls à relever légitiment du marché ; les biens, enfin, comme l'intelligence, l'expérience, le capital immatériel qui se multiplient en se partageant et qui, au lieu d'être gérés par une rareté artificiellement créée par les droits de propriété intellectuelle, devraient être la base de la prospérité et du bien-être de demain.
2. Les régimes de gouvernance des ressources naturelles : les quotas négociables
La taxe carbone est un impôt régressif dans la mesure où le coût de l'énergie pèse plus lourd dans le budget des familles pauvres que dans celui des familles riches. Par contre, le budget énergie des familles croît avec leur richesse. La quantité de ressources naturelles non renouvelables étant limitée si l'on veut sauvegarder la biosphère, le principe de justice doit présider à leur distribution. Dès lors c'est le système des quotas négociables, où ceux qui consomment moins que leur part d'énergie peuvent la revendre à ceux qui veulent garder un mode de vie coûteux en ressources est un système à la fois respectueux des limites de la biosphère et socialement juste.
Ce sont ces quotas négociables qui constituent, dans la monnaie à plusieurs dimensions, une monnaie « énergie » ou une monnaie « ressources naturelles ». C'est ce système qu'il faut instaurer du local au mondial.
3. Réintégrer les modes de consommation dans les choix démocratiques
Les termes du choix entre consommations et entre modes de vie sont en apparence déterminés par des préférences individuelles mais en vérité celles-ci découlent de choix collectifs qui conduisent à modifier les termes mêmes des choix individuels. L'exemple du transport individuel et du transport collectif en est une bonne illustration. Du niveau local au niveau mondial, il est possible et nécessaire de concevoir les modalités de choix démocratique.
C/ Economie et éthique
Les modes de production et de consommation structurent les impacts de chaque acteur, de chaque citoyen et de chaque société sur le reste de l'humanité et sur la biosphère. Il ne peut y avoir de société durable lorsque les Etats et les entreprises ne sont pas tenus comptables de ces impacts et si, de surcroît, en l'absence d'information pertinente et de signaux « prix » cohérents, les consommateurs individuels eux-mêmes ne sont pas en capacité et en désir d'apprécier l'impact de leur mode de vie.
Comme l'indique la Charte des responsabilités universelles, les responsabilités et co-responsabilités sont partagées par tous mais proportionnées au pouvoir et au savoir. Le droit international et national qui découle de la Charte des responsabilités universelles s'applique tout particulièrement à l'économie.
1. Responsabilité des acteurs économiques et financiers
Le droit et les pratiques actuelles rendent les responsables de l'économie et de la finance, notamment les plus grands d'entre eux, irresponsables tant à l'égard de l'impact international de leur action qu'à l'égard du long terme. Le droit qui leur est opposable est en général national alors que l'action est internationale ; l'impact pris en compte n'est pas consolidé au niveau des filiales et des sous-traitants ; beaucoup de mécanismes de rémunération des chefs d'entreprise ou des intermédiaires financiers poussent à l'irresponsabilité. La responsabilité institutionnelle est séparée de la responsabilité personnelle, ce qui incite à la prise de risque inconsidérée (« moral hazard ») et à la privatisation des bénéfices et socialisation des pertes. Un droit international de la responsabilité est à bâtir sur la base de la Charte des responsabilités universelles.
2. Responsabilité des dirigeants politiques
L'impact des politiques économiques et des modes de vie est décisif et ne peut aujourd'hui, faute d'une base légale, être pris en compte à l'échelle internationale. C'est ce à quoi il faut remédier.
D/ Economie et territoire
1. Créer au niveau des territoires et des villes la capacité à devenir les acteurs majeurs de l'œconomie
C'est une perspective toute nouvelle qui suppose de nouveaux concepts et de nouvelles institutions, en particulier la création d'agences œconomiques territoriales capables de doter les territoires et villes des moyens de se comprendre eux-mêmes dans leur métabolisme, d'organiser et gérer les différents flux qui les traversent.
2. Se réapproprier les choix économiques au niveau local
A tous les niveaux, du local au mondial, le choix collectif des modes de vie et de consommation est une dimension essentielle de la démocratie. Il ne s'agit pas de revenir à une économie planifiée qui a échoué partout dans le monde mais de faire en sorte qu'au niveau de chaque territoire un débat collectif s'instaure. Par exemple, si l'on veut aller vers des sociétés durables, il faut remplacer chaque fois que possible des biens matériels par des services, ce qu'il est possible que si les multiples objets et machines qui peuplent notre quotidien moderne, et sont sans contexte une source de bien être, sont sans cesse transformés, mis à jour, remplacés éventuellement par des services plutôt que sans arrêt jetés et remplacés par d'autres biens. Cela ne se décide pas au niveau des consommateurs individuels ; il faut donner des prévisibilités de consommation aux acteurs économiques et imposer aux fabricants des normes de compatibilité entre composants qui permettent une facile mise à jour. Tout cela relève de choix collectifs. Certains, comme les normes des produits industriels doivent être adoptés au niveau mondial, mais d'autres prennent toute leur signification au niveau local.
3. L'économie sociale et solidaire s'enracine dans les territoires
L'expérience montre, dans la banque ou les assurances par exemple, que sur un marché national et mondial, en concurrence avec l'économie classique, les entreprises d'économie sociale ne se comportent pas très différemment des autres.
C'est au niveau territorial que l'économie sociale et solidaire contribue le mieux à l'invention permanente de réponses nouvelles aux besoins qui émergent : cet apprentissage par une communauté des mille manières de répondre à des problèmes communs est le plus sûr moyen d'accroître le capital immatériel de la communauté, sa capacité à réagir et à prendre l'initiative en toute circonstance.
L'économie sociale et solidaire en mobilisant localement ressources en capital, en intelligence et en travail, en combinant biens et services marchands et non marchands, en se dotant d'objectifs à la fois économiques, sociaux et environnementaux, constitue une branche essentielle de l'œconomie et l'un des meilleurs moyens de l'ancrer dans les territoires.
4. Le territoire, niveau fondamental de gestion des biens communs
C'est d'abord au niveau territorial que doivent se mettre en place les régimes de gouvernance correspondant aux différentes catégories de biens et services. C'est évident pour les biens qui se détruisent en se partageant, les écosystèmes, dont on sait qu'ils ne sont entretenus que par une cogestion associant la population et les autorités publiques. Dans le cas d'écosystèmes qui bénéficient à une communauté plus large que le territoire concerné, c'est à ce niveau que doivent se construire les négociations visant à ce que cette communauté plus large de bénéficiaires contribue à l'entretien du bien commun.
Dans le domaine des ressources naturelles, par exemple l'eau et l'énergie fossile, c'est au niveau territorial que doivent se définir les quotas de consommation, les modalités de distribution de ces quotas entre les activités et entre les familles et que doit s'organiser le niveau élémentaire de l'échange de quotas.
5. Le territoire espace d'organisation d'une œconomie décentralisée, notamment grâce au recours général à des monnaies complémentaires
Il faut récuser l'opposition entre d'un côté des économies fermées, repliées sur elles-mêmes, présentées comme un retour illusoire au passé, et un marché unique mondial dont on voit qu'il aboutit finalement à une incapacité de mettre en relation, localement, bras ballants, créativités inemployées et besoins de la population.
Aucune économie territoriale ou nationale ne peut se refermer sur elle-même, au stade d'interdépendances où nous sommes parvenus mais, inversement, le marché mondial a montré son incapacité à répondre aux exigences de cohésion sociale et de protection de la biosphère. Comme dans tous les autres domaines de la gouvernance, ce qui compte c'est de savoir articuler différents niveaux de production et d'échange, du local au mondial.
L'introduction d'une diversité de monnaies (création d'une monnaie et construction d'une communauté vont toujours de pair) permet à chaque territoire de stimuler les circuits courts, les combinaisons d'activités rémunérées et non rémunérées, les modalités d'équivalence entre temps de travail etc. Historiquement réinventées au 19e siècle pour faire face à des crises (car la pluralité des monnaies était de règle dans l'ancien temps), développée à différents niveaux du local au national (dans la pratique beaucoup de pays ont recours à plusieurs monnaies selon il s'agit des échanges internes ou des échanges avec l'extérieur), bénéficiant de toutes les facilités nouvelles offertes par l'informatique et internet, ces monnaies locales et régionales ou encore propres à une communauté professionnelle particulière (comme le wir des petites et moyennes entreprises suisses) est une réponse généralisable au niveau des différents territoires.