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La gouvernance mondiale du système de production, d’échange et de consommation des biens et des services La gouvernance mondiale du système de production des biens et des services

 

Le système de production, d’échange et de consommation de biens et de services n’est pas un domaine à part de l’activité humaine, régie par ses lois propres, sans rapport avec les objectifs et principes généraux de la gouvernance. L’objet même de sa gouvernance mondiale est de mettre les dynamiques, les acteurs et les outils créés pour le développement de la production et de l’échange au service des buts généraux de la gouvernance, de subordonner ces dynamiques et acteurs aux principes généraux de gouvernance et d’évaluer l’état actuel et les perspectives futures à l’aune du respect de ces principes.

 

Le système de production d’échange et de consommation doit poursuivre les trois objectifs fondamentaux de la gouvernance, qui sont aussi les conditions de survie de l’humanité : l’entretien de la paix entre les communautés et les nations ; la cohésion sociale au sein des communautés et sociétés ; l’équilibre à long terme entre les sociétés et leur environnement, entre l’humanité et la biosphère.

 

L’accumulation de richesses, telles que mesurées aujourd’hui par le produit national brut n’a de sens que dans la mesure, très relative, où il caractérise le progrès du bien être et du bonheur pour tous.

 

En dernier ressort, il apporte donc, dans tout système de gouvernance de la production et de l’échange de mesurer l’état de bien être, d’apprécier l’équité de sa distribution, d’apprécier chaque fois que nécessaire l’écart entre cet indicateur fondamental et les indicateurs économiques classiques. Après 200 ans de révolution industrielle et technique successive, 50 ans de mondialisation croissante des systèmes de production et d’échange et des interdépendances, on ne peut réduire la gouvernance du système de production, d’échange et de consommation par les critères classiques d’ouverture des marchés et d’égalisation des conditions de concurrence.

 

Une fois observé qu’ils ont rempli un rôle historique fondamental en diffusant les outils techniques du progrès dans le monde entier et en faisant participer la quasi totalité de la population du globe à un développement des moyens de production, des échanges et de la consommation probablement sans équivalent dans l’histoire de l’humanité, il faut constater que le système mis en place est loin d’assurer pour l’avenir la paix entre les sociétés, la cohésion sociale au sein de chacune d’elles et l’équilibre à long terme entre l’humanité et son environnement.

 

La paix à long terme ne peut être assurée que dans la mesure où les ressources rares de la planète, en particulier les ressources non renouvelables, sont réparties équitablement entre les sociétés. La cohésion sociale de chaque société suppose des mécanismes de redistribution des richesses et des conditions d’épanouissement de chacun. Enfin l’équilibre à long terme entre l’humanité et la biosphère suppose d’inscrire l’activité humaine dans les grands équilibres des écosystèmes : l’humanité, pour rester dans son domaine de viabilité doit impérativement respecter les grands équilibres dont dépend la biosphère et le monde vivant, qu’il s’agisse du climat, de la biodiversité, de l’eau, de l’air, des ressources énergétiques, etc..

 

C’est donc du constat qu’aujourd’hui aucun de ces trois objectifs généraux de la gouvernance – paix entre les sociétés, cohésion sociale interne, équilibre entre la société et son environnement – n’est atteint qu’il faut partir pour concevoir la gouvernance mondiale.

 

Partant du constat du déséquilibre, elle ne peut se borner à énoncer des règles, elle doit être conçue comme le processus par lequel ces objectifs pourront être atteints, ce qui implique d’apprécier l’écart existant aujourd’hui, de se fixer un horizon temporel, d’examiner les obstacles conceptuels, institutionnels, politiques et juridiques qui s’opposent aujourd’hui à la poursuite de ces objectifs, de définir les étapes leviers et outils de la transition vers des sociétés durables.

 

Au fur et à mesure que le mode de vie né dans les pays développés des révolutions industrielles successives, devient la référence du monde entier, les tensions liées à la tentative de maîtriser à son profit des ressources de plus en plus rares, débouchera inévitablement sur des conflits de plus en plus graves entre les sociétés si la gouvernance mondiale n’est pas en mesure d’énoncer des principes d’équité dans l’accès à ces ressources qui puissent s’imposer à tous. Cela implique en particulier une approche renouvelée des relations entre propriété, privée ou nationale, du sol et du sous-sol, organisation des marchés mondiaux et équité dans l’usage.

 

La cohésion au sein de chaque société suppose une distribution des richesses clairement reliées à l’apport de chacun au bien être de l’ensemble de la communauté et suppose aussi la création des conditions de bien être pour tous, l’accès aux richesses matérielles n’en étant qu’un aspect. Quant à la recherche d’un équilibre entre l’humanité et la biosphère, elle implique une bonne compréhension des grands cycles, comme celui de l’eau, de l’oxygène et de l’azote dont dépend le monde vivant, une compréhension des conditions de stabilité et de résilience des écosystèmes du niveau local au niveau global et l’inscription de l’activité humaine dans l’ensemble de ces mécanismes, ce qui implique entre autre, après des décennies au cours desquelles la biosphère était considérée par les personnes et les sociétés comme un simple réservoir de ressources réputé inépuisable, de revenir à une vision du monde mieux intégrée, plus complexe, capable de resituer l’activité humaine comme une des composantes des écosystèmes et de leur équilibre.

 

Le terme oeconomie, dont l’étymologie signifie les règles (nomoï) de gestion du foyer domestique (oïkos), ce foyer domestique étant aujourd’hui étendu à l’ensemble de la planète, a été jusqu’au 18e siècle le mot utilisé avant qu’on ne le simplifie en économie. L’oeconomie est l’art de tirer partie de ressources rares au profit de toute la communauté. C’est exactement l’objectif que l’on doit assigner aujourd’hui à la gouvernance mondiale de la production, de l’échange et de la consommation.

 

On peut donc définir la gouvernance mondiale comme le processus de passage de l’économie actuelle à une oeconomie du 21e siècle. On entend par oeconomie du 21e siècle qu’il ne s’agit pas d’un retour en arrière, vers un âge pré industriel hors de notre portée, ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation considérable de la population mondiale pour les deux derniers siècles, mais de mobiliser toutes les ressources de l’inventivité humaine, de la créativité collective et de la technique pour parvenir à une gestion intégrée et harmonieuse du système mondial.

 

Les réflexions générales menées sur la gouvernance à toutes les échelles et plus particulièrement sur la gouvernance mondiale imposent de sortir résolument du schéma intellectuel et institutionnel qui a régi, depuis la mise en place de l’organisation des Nations Unies, au lendemain de la seconde guerre mondiale, des modalités actuelles de la gouvernance mondiale. Elle peut se caractériser de la manière suivante : c’est une gouvernance intergouvernementale, faite de traités entre États souverains ; les relations sont les relations diplomatiques traditionnelles, chaque État tentant de définir un « intérêt national » confronté aux autres dont l’aboutissement est guidé par le rapport des forces ; la tendance est à l’institutionnalisation, chaque nouvel objectif ou problème conduisant à la création d’une institution dédiée à sa prise en charge, avec pour conséquence un émiettement des régulations et des pouvoirs et des contradictions croissantes entre ces institutions au fur et à mesure que les objectifs que s’assigne la communauté mondiale se multiplient ; la prééminence des droits nationaux sur le droit international, celui-ci n’étant en général effectif que dans la mesure où il est transposé dans les droits nationaux, faute d’instance spécifique de justice et de police internationale en mesure de faire respecter le droit international, avec pour conséquence le grand nombre de dispositifs théoriques dont l’efficacité est sujet à caution faute de moyen de faire respecter les décisions prises.

 

Face à cette situation, il est indispensable de ne plus considérer les Etats comme les acteurs exclusifs, voire même dominants, des régulations à mettre en place. De même, l’expérience des trente dernières années a montré que ni l’auto-régulation par les grands acteurs économiques eux-mêmes, comme on l’a tenté pour la finance, ni le recours à la simple bonne volonté des entreprises à mettre en œuvre de façon volontaire leur responsabilité sociale et environnementale n’est en mesure d’assurer des régulations à la mesure, il est vrai immense, des évolutions à provoquer, maintenant, de façon urgente tant la prise de conscience de l’ampleur des problèmes posés par le système actuel de production, d’échange et de consommation, opérée au cours des dernières décennies s’est avérée incapable de provoquer jusqu’à présent les changements structurels dont dépend notre survie.

 

En résumé, nous devons donc entendre par gouvernance mondiale de la production, de l’échange et de la consommation un processus de transition dont les méthodes et étapes soient clairement identifiées, un système de régulation multi-acteurs, une combinaison de l’appel au sens de la responsabilité des acteurs avec des mesures contraignantes permettant de sanctionner de manière dissuasive les responsabilités.

 

Je ne prétend pas présenter la gouvernance mondiale du système de production, d’échange et de consommation de façon achevée, comme un ensemble de dispositifs et de règles auquel il n’y aurait rien à retirer et à retrancher. J’ai préféré proposer un processus d’élaboration du futur système, qui puisse être discuté, amendé, complété dans le cadre d’un dialogue international impliquant toutes les parties prenantes. Ce processus d’élaboration part des différents principes généraux de la gouvernance, examine les limites de la gouvernance actuelle au regard de ces principes et esquisse des éléments de réponse. Ces principes n’étant pas indépendants les uns des autres, ce mode de présentation a le défaut d’induire des répétitions mais l’avantage de donner une transparence au procédé de fabrication lui-même.

 

Les principes généraux de gouvernance sont rappelés en annexe. Ils sont au nombre de cinq :

  • la gouvernance doit être légitime, c’est-à-dire jugée par la majorité de la population comme adaptée à la poursuite du bien commun ;
  • la gouvernance doit être démocratique, permettre à l’ensemble des citoyens de s’exprimer sur les orientations qui sont données et de prendre une part active aux régulations ;
  • les dispositifs, règles, modalités et de régulation doivent être adéquates, c’est-à-dire reflétant clairement la nature des problèmes à résoudre, mettant en place de véritables processus de régulation sans s’en tenir à l’énoncé statique de règles et d’institutions ;
  • la gouvernance se pose sur la coproduction du bien public, ce n’est pas un monopole des institutions publiques et encore moins, pour la gouvernance mondiale, d’une institution internationale, qu’elle soit ou non sous l’égide de l’organisation des Nations Unies ;
  • enfin, pour combiner de façon optimale unité et diversité, les régulations doivent se situer à différents niveaux à la fois et des règles d’articulation entre ces différents niveaux sont un aspect essentiel de la gouvernance mondiale à venir.

 

Comme nous allons le voir, ces cinq principes généraux s’avèrent particulièrement adaptés au domaine de la production, de l’échange et de la consommation.

 

I. Gouvernance mondiale et légitimité

 

La légitimité de la gouvernance se juge à cinq critères : les contraintes et régulations sont clairement mises en oeuvre dans un but de bien commun ; les règles sont clairement compréhensibles car elles font écho à la manière dont les communautés ont coutume de se gérer ; les dirigeants sont dignes de confiance ; les régulations mises en place sont adéquates à la nature des problèmes ; la gouvernance respecte le principe de moindre contrainte, c’est-à-dire que les règles sont les moins contraignantes possibles eu égard aux objectifs à atteindre.

 

Je laisserais ici de côté le troisième critère, qui sera détaillé à l’occasion de la mise en oeuvre du troisième principe de gouvernance. Et je ne traiterai pas les critères un à un mais dans leur ensemble car l’exigence de responsabilité se retrouve dans plusieurs d’entre eux.

 

La gouvernance mondiale actuelle de la production, de l’échange et de la consommation a-t-elle de façon évidente pour but le bien commun ? Elle est dominée par la théorie néolibérale des avantages comparatifs. Selon cette théorie, c’est lorsque chaque acteur et chaque communauté, en particulier chaque pays, se spécialise dans la production de biens et services pour lesquels la nature l’a le mieux doté ou pour lesquels il a développé une compétence particulière, que le bien commun est le mieux atteint.

 

Cette théorie a été élaborée à l’origine dans le cadre de sociétés à dominante agricole où les facteurs de production étaient liés à la fertilité des sols et au climat. La métaphore classique, qui supporte cette théorie, est celle de la laine anglaise et du porto portugais : il est plus rentable pour l’Angleterre de produire de la laine et de la vendre au Portugal, pour le Portugal de produire du porto et de le vendre en Angleterre que d’essayer de produire dans chacun des deux pays ce qui est inadapté à son climat. L’approche des avantages comparatifs se justifie aussi dans un contexte industrielle : l’expérience, notamment celle des économies planifiées et en particulier l’Union Soviétique, tend à montrer que l’intégration dans une même organisation de toutes les fonctions de production conduit à des lourdeurs bien supérieures à ce que l’on observe lorsque qu’il existe un tissu diversifié d’entreprises capables de développer chacune une spécialité.

 

C’est même ce qui fait aujourd’hui, dans l’économie moderne, la force des grandes villes : chaque acteur économique est en mesure de trouver sur place des partenaires spécialisés par exemple dans la production de machines, dans les logiciels, dans la finance, dans la distribution, etc.. Par contre, l’application dogmatique de cette théorie pour justifier en toutes choses, en tous lieux et à toutes échelles l’ouverture internationale des marchés contribue aux biens communs est de moins en moins compréhensible.

 

En effet, toutes les stratégies de développement réussi, en particulier après la seconde guerre mondiale en Asie, ce sont d’abord appuyées sur une phase protectionniste, pour se doter des compétences nécessaires au développement d’un outil de production moderne, n’abordant le grand large du commerce international qu’une fois en capacité d’affronter la concurrence étrangère. La théorie de l’avantage comparatif vaut quand il s’agit de facteurs naturels. Quand il s’agit de facteurs humains impliquant la construction d’un capital matériel, humain et immatériel, la situation est autrement plus complexe. Les conditions de constitution de ce capital ne sont pas abordées par la théorie.

 

La Chine est à cet égard un cas particulier mais sa portée est générale compte tenu de la taille même de la Chine et de la réussite de sa stratégie : c’est en mettant d’abord en concurrence des entreprises publiques provinciales dotées après l’ouverture d’une gestion d’entreprise privée, que la Chine a pu créer les conditions internes de concurrence sans lesquelles les entreprises publiques seraient restées assises sur leurs rentes et en combinant avec les stratégies étatiques une large ouverture aux capitaux étrangers, pour le développement d’activités de production à destination directe du marché international, en prenant grand soin d’imposer, notamment à travers des Joint Ventures des clauses de transfert technologique permettant à la Chine de s’approprier progressivement les compétences technologiques leur permettant dans une seconde étape de s’affranchir du partenariat avec les entreprises étrangères pour aller à son tour et pour son propre compte à la conquête des marchés internationaux.

 

Ceci s’est doublé d’une politique mercantiliste : la capacité d’un régime autoritaire à capter une part considérable de la plus-value produite au détriment de la consommation des familles a permis d’une part une politique très massive d’investissements, dans les infrastructures et les capacités de production (même si l’on peut discuter de l’efficacité de certains d’entre eux) et de constituer les énormes réserves de trésorerie en devises, au moins 3 200 milliards de dollars en 2010, qui permettent aujourd’hui à la Chine d’imposer ses propres règles du jeu au niveau mondial, de prendre des parts dans les entreprises de haute technologie (ce qui est d’autant plus facile que les technologies à la base des industries à destination civile et des industries à destination de l’armement sont génériques, c’est-à-dire applicables à l’un ou à l’autre des domaines.

 

Dans le même temps, les entreprises américaines et européennes, aveuglées par leur dogmatisme libéral ont transféré en Asie et en particulier en Chine une telle part de leur propre capacité de production qu’elles sont devenues de plus en plus dépendantes. On le constate dans les débats sur la sous-évaluation du yuan la monnaie chinoise. Ce problème, posé clairement il y a vingt ans aurait pu permettre un rééquilibrage des échanges ; aujourd’hui le degré de dépendance de l’économie américaine et peut être de l’économie européenne à l’égard des capacités de production chinoises est tel que l’augmentation du yuan aurait avant tout pour effet d’alourdir la facture des importations américaines, donc d’accroitre le déficit commercial, déjà à (15.32) avec la Chine.

 

Il est intéressant de se rappeler qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, la plupart des prospectivistes, là aussi aveuglés par leurs dogmes libéraux, ne voyaient pour la Chine d’avenir économique que dans la production agricole. Ce même aveuglement fait qu’au milieu des années 90 encore, les pays de l’ASEAN s’inquiétaient … de la domination économique japonaise alors même que le Japon était déjà entré dans un cycle long de stagnation.

 

Ce simple rappel historique montre qu’il n’est pas raisonnable de fonder aujourd’hui les règles de la gouvernance mondiale de la production de l’échange et de la consommation sur une théorie si radicalement contredite par les faits. C’est pourquoi, en dehors des grandes entreprises et des bureaucraties économiques du monde entier, toutes formées au même moule, les sociétés dans leur ensemble ne croient pas plus que les règles actuelles de la gouvernance mondiale soient justifiées par la recherche du bien commun.

 

Elles ont au contraire le sentiment de règles qui ne se perpétuent que par l’aveuglement des dirigeants et par la manière dont les grandes acteurs internationaux de l’économie et de la finance sont parvenus à mettre sous leur contrôle des administrations des Etats, les universités, les centres de recherche en économie et les prescripteurs des règles internationales.

 

Dans la plupart des pays pauvres, disposant d’une main-d’oeuvre surabondante, comme en Afrique ou en Egypte ou aux Philippines, il est étrange de voir des produits de consommation très courante fabriqués en Chine et de constater qu’au fil des années, avec l’application des règles de l’économie libérale, les capacités matérielles et intellectuelles de production industrielle anciennes ont disparu sans faire place à des nouvelles.

 

Le cas de l’Inde présente une autre singularité : les capacités autonomes de production se sont développées  pendant trente ans dans le cadre de politiques protectionnistes, imposant que la quasi totalité des produits industriels consommés en Inde soient fabriqués dans le pays ; l’ouverture ultérieure au marché international a pu s’appuyer sur les capacités de production ainsi créées qui, si elles étaient loin d’être aux standards internationaux, n’en étaient pas moins une base de départ susceptible d’évoluer. Mais, tout repose sur la rapidité de l’ouverture et sur les bases sur lesquelles elle se fait.

 

Le contre-exemple est celui de la réunification allemande. En fixant, pour des raisons politiques, la parité du mark des deux Allemagne, la réunification, assimilable à une ouverture totale et instantanée des marchés de chacune des deux Allemagne à l’autre s’est traduite par un effondrement des capacités de production dans l’ancienne Allemagne de l’est, effondrement dont la société ne s’est pas encore remise malgré les sacrifices financiers considérables consacrés par la société allemande à la réussite de cette réunification tant attendue.

 

De même, la situation financière et économique dramatique de la Grèce actuelle, susceptible d’entraîner toute l’Europe dans une débâcle morale, économique et sociale, résulte du fait que la monnaie unique, adoptée selon des standards d’équivalence entre la drachme grec et l’euro qui ne reflétaient pas le différentiel de productivité de ce pays avec les pays d’Europe du nord a produit à la fois une illusion de richesse – traduite par la frénésie de consommation qu’a connue ce pays dans les années qui sont suivi l’adoption de l’euro – et par un déficit commercial qui s’est creusé d’année en année avec les conséquences que l’on mesure aujourd’hui.

 

Il en résulte que plus personne ou presque ne peut croire aujourd’hui que les règles de la gouvernance mondiale de la production, de l’échange et de la consommation sont adoptées exclusivement pour la poursuite du bien commun. Celui-ci nécessite au contraire que chaque pays puisse à terme se doter des mêmes capacités de production quand elles reposent sur la mobilisation de connaissances et de savoir faire. Ce qui implique, pour ce type de biens, des régimes de gouvernance différents du marché, sur lequel je reviendrai.

 

Les principes de spécialisation ne valent que dans la mesure où il ne conduisent pas à la domination d’une société sur une autre. Ce n’est pas en prenant le contrepied complet du dogmatisme libéral actuel, en prenant comme le font certains la « relocalisation de l’économie » que l’on aboutira à des règles poursuivant le bien commun. L’argument des avantages comparatifs climatiques cher aux économistes libéraux reste valable : il est plus intelligent de produire des bananes ou de l’huile de palme – pour la consommation ou pour les carburants – sous les climats tropicaux et du blé en Europe, en Australie, au Canada ou en Ukraine que de vouloir faire pousser du blé au Sahel ou de vouloir produire des biocarburants en Europe, avec des rendements énergie produite sur énergie consommée ridicules. De même il sera demain plus intelligent d’installer des centrales solaires thermiques au Sahel exportant de l’électricité en Europe que de couvrir les toits européens de cellules photovoltaïques de rendement faible et de production polluante. Mais ces règles d’avantage comparatif doivent être compensées par des règles strictes d’appui au développement d’une capacité de production fondée sur les connaissances et les savoirs faire de façon équitable partout dans le monde.

 

Les règles actuelles de la gouvernance mondiale de la production de l’échange et de la consommation sont devenues d’autant moins légitimes qu’elles atteignent de moins en moins bien les trois objectifs majeurs de la gouvernance. Prenons d’abord l’objectif de relations relations pacifiques entre les sociétés. Un veille adage veut que les peuples qui commercent entre eux ne se font pas la guerre. Cet adage comporte un fond de vérité ; il était d’autant plus convaincant au lendemain de la seconde guerre mondiale que les replis protectionnistes qui ont suivi la grande crise financière et économique de 1929 ont joué un grand rôle dans l’évolution qui a conduit à la seconde guerre mondiale. Mais, comme le principe des avantages comparatifs, il devient dangereux s’il est énoncé sans discernement et comme une vérité absolu.

 

Prenons le cas de l’Europe. Il y a bien coïncidence entre l’unification du marché européen et la création d’une paix durable, depuis 1945, c’est-à-dire sur une période longue unique sur le continent européen. Peut-on en déduire que c’est la création d’un marché unique qui a été la principale cause de la paix ? Une connaissance, même élémentaire de l’histoire de la construction européenne montre qu’affirmer cela serait confondre les effets et les causes. L’Union Européenne ne s’est pas construite après la guerre pour unifier les marchés mais dans un seul et unique but : assurer à l’Europe une paix durable.

 

La mise en commun de la production du charbon et de l’acier, point de départ de l’intégration économique européenne, avait avant tout une valeur symbolique : Allemagne et France acceptaient de mutualiser les productions des deux denrées essentielles à la conduite de la guerre. Mais après cette première étape, les paires fondateurs de l’Europe avaient en vue une intégration politique bien plus qu’une intégration économique. Ils se sont donc attachés, immédiatement après la communauté européenne charbon acier, à constituer la communauté européenne de défense, avec la mise en commun des forces armées. Le refus par le Parlement français d’entériner cette communauté européenne de défense (CED) a même été vu au départ comme un échec irrémédiable de la construction européenne. Et c’est Paul Henri Spaak, le grand homme d’Etat belge, qui a remonté le moral des troupes en proposant, puisque l’Europe n’arrivait pas à se construire par le politique, de la construire par l’économie.

 

On ne peut pas nier non plus, la multiplicité des échanges économiques facilite l’interconnaissance entre les sociétés. L’ASEAN, par exemple, cherche à faire naître une certaine forme de communauté du sud est asiatique, face aux deux géants voisins que sont la Chine et l’Inde, en adoptant des accords de libre échange. Mais on constate toutefois, et le Cono Sur, union économique des pays de l’Amérique Australe – Brésil, Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay – elle a du mal à se concrétiser et à se transformer en un sentiment de communauté de destin. Or ce sentiment est le plus sûr facteur d’harmonie à long terme entre les sociétés.

 

Prenons maintenant l’exemple des relations entre la Chine et l’Europe. L’interdépendance économique entre ces deux grandes sociétés est devenue considérable. Cela suffit-il à garantir à long terme l’harmonie de leur relation ? Rien n’est moins sûr. On constate au contraire, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une profonde méconnaissance, voire une méfiance mutuelle, de chacune des deux sociétés vis-à-vis de l’autre.

 

Examinons maintenant l’impact des règles du commerce international – auxquelles je me limite ici tant elles sont dominantes dans la gouvernance actuelle de l’économie – sur la cohésion interne de chaque société. Il n’est pas, me semble-t-il, exagéré ou dogmatique d’affirmer qu’à l’heure actuelle cet impact est devenu négatif. La mondialisation, en effet, fait des gagnants et des perdants. Si les consommateurs, en particulier aux Etats-Unis et en Europe, ont été dans un premier temps globalement gagnants, du côté de la société dans son ensemble se forme trois groupes : les activités de service à la personne ou liés à un territoire qui ne subissent qu’indirectement l’impact de la globalisation des échanges ; les activités très qualifiées, celles qui insistent sur le fait que si nous achetons nos composants électroniques en Chine nous vendons des Airbus, qui a été globalement gagnantes dans la mondialisation des échanges et, troisième groupe, la main-d’oeuvre peut ou moyennement qualifiée engagée dans les activités de production immédiatement exposée à la concurrence internationale. Celle-ci a vu ses conditions de vie et son emploi directement impactés par la concurrence internationale avec des pays à bas salaire.

 

Il en est résulté, à l’échelle mondiale, le double mouvement de rapprochement d’un côté des niveaux de vie d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre, rapprochement bien sûr plus sensible dans des régions à économie intégrée comme l’Union Européenne qu’entre l’Europe et l’Afrique, par exemple, et d’un autre côté, une différenciation sociale de plus en plus poussée à l’intérieur de chaque pays. En particulier dans les anciens pays dits développés, la grande classe moyenne, allant des ouvriers qualifiés aux professionnels qui s’étaient constitués après la guerre a éclaté entre sa partie « supérieure » de mieux en mieux payée et participant au grand jeu de la société mondiale et la grande masse qui s’est vue progressivement déclassée et qui forme les gros bataillons des partis politiques populistes ou carrément réactionnaires qui ont le vent en poupe (41.01).

 

La gouvernance mondiale actuelle a eu aussi un effet inattendu mais tout aussi corrosif sur la cohésion sociale : la domination croissante du monde de la finance sur l’économie mondiale. La place manque ici pour en détailler les mécanismes et le résultat. Trois grands facteurs ont contribué à cette domination : la même illusion dogmatique que l’ouverture des marchés, donc la libération des flux de capitaux, était partout et toujours favorable aux biens communs a progressivement détaché le monde de la finance de ses racines nationales, en faisant un acteur apatride, de plus en plus amoral comme le montre le cynisme du recours aux paradis fiscaux, et formant une sorte de sphère autonome se détachant et de la société et de l’économie réelle.

 

Second facteur, la mondialisation des échanges s’est faite sans que soit établi un cadre stable pour la fixation des valeurs relatives des monnaies ou pour les prix de l’énergie et des matières premières. La gestion de cette relativité et des risques que cela faisait courir, des incertitudes sur la capacité à évaluer le prix des facteurs de production, n’entrait pas dans les métiers traditionnels des entreprises de production. D’où la recherche de mécanisme, d’assurance contre cette relativité, d’échange et du coût des facteurs, à l’origine du développement explosif des produits dérivés qui, de plus en plus sophistiqués, ont constitué une nouvelle étape d’autonomisation du monde de la finance.

 

Enfin, troisième facteur, la mondialisation des échanges s’est accompagnée d’une restructuration accélérée des acteurs économiques au plan mondiale, offrant aux banques d’affaires un champ nouveau et lucratif d’activités. On en connaît le résultat. A partir des années 80, les profits du secteur financier ont représenté une part croissante de la richesse mondiale produite, captée par un nombre limité d’acteurs, susceptibles de distribuer à ses salariés des revenus sans rapport, du moins est-ce l’avis de la quasi totalité de la population, avec leur utilité sociale réelle.

 

Il en est résulté une profonde dé-moralisation de l’ensemble de la société. L’idée s’est progressivement imposée de l’argent pour l’argent, du prestige du spéculateur, au détriment du producteur. La mesure a été à son comble quand, ses génies présumés de la finance ayant précipité l’ensemble du système dans la ville, on a fait appel à tous les citoyens pour sauver, au nom du bien commun, du désastre un secteur économique dont l’imprévoyance et l’irresponsabilité étaient à l’origine de ce même désastre. Quitte à ce que ces acteurs sauvés au prix de l’endettement public massif, recommencent, à peine la frousse passée, à se rémunérer avec les mêmes bonus indécents.

 

On connaît la suite, la globalisation du mouvement des indignés. Il ne semble donc pas exagéré de dire que loin de contribuer à la cohésion sociale, la globalisation des échanges fondés sur le dogme néolibéral est en train de contribuer à la ruine de la cohésion sociale dans la plupart des sociétés au Nord comme au Sud.

 

Cette mondialisation des échanges a-t-elle mieux contribué au troisième objectif général de la gouvernance, l’équilibre à long terme entre l’humanité et la biosphère. La réponse est, malheureusement, encore plus négative. Les esprits critiques de la mondialisation mettent souvent en cause le coût en énergie des transports à longue distance induit par la mondialisation des échanges.

 

Le chiffre du Wuppertal Institut montrant que les ingrédients d’un pot de yaourt allemand avait en moyenne parcouru 800 kilomètres avant de se retrouver sur la table du consommateur a, à l’époque, circulé dans le monde entier. Le Wuppertal Institut a cependant reconnu après coût, que ce n’était pas là le problème. Par exemple, s’agissant du coût énergétique du système agroalimentaire, l’énergie nécessaire à la production agricole dans l’agriculture industrielle intensive (les tracteurs, les engrais, les pesticides etc..) l’emportait de loin sur les coûts de transport.

 

Les deux autres facteurs ont fait contribuer bien plus massivement la mondialisation des échanges au déséquilibre entre humanité et biosphère : l’absence de traçabilité du système de production ; le transfert des productions polluantes et consommatrices en ressources naturelles dans des pays où la protection de l’environnement était nulle ou déficiente.

 

Absence de traçabilité tout d’abord. Prenons le cas de l’énergie. En apparence, quand on observe l’évolution des consommations énergétiques ou des émissions de gaz à effet de serre dans les différentes régions du monde, l’Europe fait partie des bons élèves. Consommation d’énergie et émission des gaz à effet de serre ont stagné ou même reculé depuis vingt ans. Malheureusement il s’agit d’une illusion d’optique. On estime aujourd’hui, dans un pays comme la France, que 30 % de notre consommation énergétique est une consommation cachée : c’est la quantité totale d’énergie qu’il a fallu pour produire et acheminer nos biens de consommation courante.

 

L’exemple du jus d’orange fabriqué à base de jus concentré est bien connu par la quantité d’eau et de pétrole qui était nécessaire pour produire ce jus d’orange d’allure si bénie sur nos tables de petit déjeuner. L’absence de traçabilité et de mécanisme d’additions cumulées des consommations en énergie et en ressources naturelles non renouvelables tout le long de la chaîne de production, sur laquelle je reviendrai longuement plus tard, explique que les pays riches se donnent une bonne conscience écologique à bon compte.

 

Même chose pour les productions polluantes. Prenons l’exemple des terres rares. La Chine, en 2010, a suscité une levée de bouclier en annonçant qu’elle allait limiter strictement l’exportation des terres rares, nécessaires à la plupart des hautes technologies, en particulier électroniques, terres rares dont elle a le monopole. Serait-ce que la Chine à le monopole du gisement des minerais dont sont tirées les terres rares ? Non. Simplement, la Chine a été la seule, face au caractère autoritaire du régime, à continuer à imposer sur son sol et à sa population la production extrêmement polluante de ces terres rares, se dotant ainsi progressivement et, j’allais dire, presque involontairement, de ce monopole.

 

De même, chacun sait l’impact sur l’environnement de la production des composants électroniques, de la culture du coton ou encore de la production des blues jeans. Même phénomène pour le travail des enfants et plus généralement les conditions de travail dans l’industrie dans les pays qui ne sont pas dotés d’une réglementation efficace du travail.

 

40 % des composants électroniques du monde entier sont aujourd’hui produits par l’entreprise chinoise Foxcom, qui compte 800 000 employés travaillant, de l’aveu même des chercheurs chinois, dans des conditions proches du bagne, au point que l’entreprise doit se doter de stratégies de sécurité pour éviter le suicide massif d’employés par défenestration.

 

Rien de tout cela ne transparaît dans l’achat de nos si élégants et inoffensifs téléphones portables de dernier cri ou dans nos blues jeans délavés. Dieu merci, des campagnes périodiques d’alerte, de boycott, montrent du doigt les abus les plus criants… ou les moins inoffensifs pour le consommateur occidental.

 

Je ne crois pas qu’une grande campagne de boycott ait été menée contre Foxcom car ce serait, cette fois, renoncer à nos gadgets dernier cri. Qui plus est, dans les règles actuelles du commerce international, toutes les exigences qui porteraient sur le respect de normes sociales ou sur la protection de l’environnement, règles dont l’unité devrait faire partie de cette « scène concurrence » dont on nous rabat les origines, sont très vite assimilées par les pays exportateurs à un protectionniste déguisé.

 

Les conclusions de cette analyse s’imposent elles-mêmes. Les règles actuelles qui régissent les échanges internationaux ne constituent plus une gouvernance légitime, poursuivant un but de bien commun. Cela ne veut pas dire que l’Organisation Mondiale du Commerce est condamnée. Bien au contraire, elle a constitué un progrès considérable par rapport à l’ancien traité sur la libéralisation des échanges (GATT) car elle porte en germe, dans ses statuts, des objectifs de bien commun. Elle peut donc être le cadre d’une révision radicale des règles du commerce international.

 

C’est même, comme on vient de le voir, la condition pour que ces règles redeviennent légitimes.

 

 

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