Propositions
Des monnaies régionales pour traiter la crise globale Créer des monnaies régionales pour traiter la crise globale
Détails de la proposition
Contexte

 

La crise que le monde traverse actuellement s’inscrit totalement dans l’actualité lorsqu’il s’agit d’évoquer les problèmes qu’elle pose. Mais elle disparaît aussi rapidement du paysage dès lors qu’on évoque les solutions qui permettraient de la résoudre durablement.

 

La dimension de cette crise prend toute sa mesure lorsque l’on examine la rapidité et l’ampleur de l’effondrement de la capitalisation boursière des plus grands groupes financiers internationaux auquel elle a donné lieu. La valeur boursière de Citygroup est ainsi passée de 255 milliards de dollars au second trimestre 2007, à 19 milliards en janvier 2009. Celle de la Deutsche Bank de 76 à 10,3 milliards… Nous n’avons jamais connu une telle simultanéité au niveau mondial. De multiples raisons ont été invoquées pour expliquer ce séisme. On parle d’absence de régulation, d’erreur individuelle ou collective, mais jamais du système monétaire lui-même. Ma thèse est que ce système est devenu structurellement fragile parce qu’il est systémiquement instable. Je vous propose une métaphore pour illustrer mon propos :

 

Imaginez une voiture qui n’a pas de frein, dont le volant ne fonctionne pas bien, et avec laquelle je vous propose de traverser les Alpes… J’ignore quand, et à quel moment surviendra l’accident, mais je sais de façon certaine qu’il aura lieu. Et lorsque celui-ci se produit, tout le monde accuse le conducteur. Mais personne ne parle de la voiture, qui, vous l’avez compris, symbolise dans cette histoire notre système monétaire : celui-ci montre de graves signes de dysfonctionnement, mais nous sommes pourtant prêts à nous ruiner pour essayer de le reconstruire à l’identique.

 

Des crises récurrentes

 

Il y a eu 96 crises bancaires et 176 crises monétaires au cours des 25 dernières années. Elles n’étaient pas toutes dues au problème des subprimes. L’accident se répète périodiquement mais nous continuons de traiter chaque nouvelle crise comme s’il s’agissait de la première. Et à chaque fois, l’addition pour la remise en état de la voiture est plus salée. Pour la seule crise des subprimes, Bloomberg évalue l’impact financier du sauvetage des banques américaines à 7,7 trillions de dollars, soit 50 % du PNB américain ! (NB : un trillion = mille milliards). Pour remettre tout cela en perspective, on peut rappeler que le plus gros coût de toute l’histoire des États-Unis a été le financement de leur participation à la Seconde Guerre mondiale, soit 288 milliards de dollars de l’époque. En tenant compte de l’inflation, cela donnerait aujourd’hui 3,6 trillions. En ajoutant à cette somme, le coût de l’achat de la Louisiane, le New Deal, le Plan Marshall, le budget de la Nasa pour l’expédition de l’homme dans la lune, la crise des Savings and Loan entre 1986 et 1996, la guerre de Corée et celle du Vietnam, on obtiendrait un total actualisé de 6,95 trillions de dollars. On serait encore en dessous de ce qui a été dépensé en quelques mois pour tenter de colmater les effets de la crise actuelle. On est bien sur un terrain sans précédent…

 

L’absence de diversité nuit à l’efficacité

 

Les options prises pour gérer ces crises – qu’il s’agisse de racheter et d’isoler les actifs toxiques ou de nationaliser partiellement les banques – constituent des solutions ponctuelles qui ne permettent pas d’en résoudre les causes : on continue de rouler dans la même voiture… Pour essayer d’avancer dans nos réflexions et de voir dans quelle mesure des solutions systémiques sont imaginables, je vous propose de changer de poste d’observation et de nous rapprocher des théoriciens de la complexité. Le professeur d’écologie théorique américain Robert Ulanowicz est de ceux-là. Il travaille depuis 25 ans sur des modèles permettant de quantifier les réseaux écologiques naturels. Le résultat de ses recherches, publiées il y a moins de deux ans, montre que la durabilité d’un réseau complexe est mesurable et que son équilibre optimal se situe entre l’efficience et la résilience.

 

Un système en réseau complexe n’est viable qu’a condition qu’il y ait ni trop peu, ni trop de diversité et d’interconnectivité. Un système avec trop peu de diversité sera peut-être très efficace, mais il devient aussi de plus en plus fragile. En revanche, si l’on va trop loin dans la diversité, le système stagne par manque d’efficacité et de directivité. Nous pouvons appliquer cette théorie au système monétaire, puisqu’une économie mondiale est en fait un réseau dans lequel circulent les monnaies officielles. Le niveau de diversité qui y prévaut est faible. Toutes les monnaies conventionnelles sont exactement du même type : elles sont toutes créées comme des dettes bancaires. De plus, on a toujours justifié le monopole d’une monnaie unique dans un pays au nom de l’efficacité. Et c’est vrai : une monnaie nationale unique favorise les échanges entre les citoyens de ce pays, et rend la formation des prix plus efficace dans l’espace national. En 1955, l’économiste Milton Friedman a démontré que le système monétaire mondial serait plus efficace sans aucune barrière réglementaire. Et il avait raison puisqu’après la dérégulation le volume des échanges financiers internationaux a explosé. Ce que ni Milton Friedman, ni aucun autre économiste ne pouvaient comprendre, c’est que nous avons ainsi rendu le système mondial terriblement fragile, comme on peut le voir sur le graphique lorsqu’on pousse trop loin vers l’efficacité.

 

 

Propositions et résumés

 

La solution se trouve donc dans la diversité monétaire par l’introduction de monnaies autres que les monnaies conventionnelles : des monnaies locales, régionales, ou fonctionnelles.

 

Lorsqu’elles apparaissent, ces monnaies augmentent la diversité et les interconnections du système économique. Elles diminuent son efficacité, mais améliorent sa capacité de résilience.

 

Elles permettent par ailleurs de résoudre des problèmes très divers auxquels nous devons faire face aujourd’hui, depuis la gestion des conséquences économiques du vieillissement de la population, ou les problèmes de développement durable.

 

Comment ça marche?

 

Pour mieux comprendre comment l’apport de monnaies complémentaires peut permettre de résoudre les causes systémiques des crises monétaires et financières, il faut d’abord revenir sur deux postulats de base sur lesquels s’appuie l’enseignement de l’économie… mais qui sont malheureusement faux ! Le premier stipule que l’argent est un instrument d’échange neutre n’affectant ni le type des transactions, ni l’horizon ou les types d’investissements, ni les relations entre les utilisateurs. La seconde hypothèse stipule que “les choses sont comme elles sont” et que, par conséquent, le système financier tel que nous le connaissons est un fait établi et immuable : aucun des cours d’économie que j’ai pu consulter n’évoque l’hypothèse d’un système monétaire différent de celui que nous possédons. Pour le commun des économistes, le système monétaire n’est donc pas une variable de décision. Il est une donnée de base supposément immuable. Il existe pourtant de nombreuses preuves empiriques et académiques qui montrent que l’effet du type d’argent utilisé n’est pas neutre ni sur la transaction, ni sur la relation entre les utilisateurs. J’ajouterai enfin que lorsque l’on introduit des monnaies complémentaires, on constate que les gens agissent de façon différente avec elles.

 

En voici un exemple : lorsque vous utilisez les Miles qui vous sont offerts par votre compagnie aérienne, vous utilisez une monnaie complémentaire qui a pour objectif de vous orienter dans votre façon de consommer le transport aérien. Elle renforce votre fidélité au groupe de lignes d’aviation qui les émet. Cette monnaie complémentaire fonctionne en parallèle avec la monnaie classique, elle n’est pas créée par les banques, comme le sont toutes les monnaies classiques, et elle n’est pas affublée d’un taux d’intérêt. Elle n’est pas utilisable pour spéculer. Et pourtant, 14 trillions de Miles existent à travers le monde et 1,5 trillion d’unités sont créées chaque année. On voit bien qu’il ne s’agit pas d’une affaire marginale.

 

Un exemple concret : le WIR

 

Laissez-moi vous raconter une autre histoire. Celle de 16 hommes d’affaires suisses qui se retrouvaient périodiquement dans un café à Zurich dans une période de crise semblable à la nôtre. Ils se plaignaient beaucoup : leur banque (ou celle de leurs clients) venait de leur annoncer qu’elle allait réduire leurs lignes de crédit. Faute de ce soutien, certains d’entre eux se voyaient dans l’impossibilité de payer à leurs fournisseurs ce qu’ils avaient prévu d’acquérir. Ils ont alors décidé de s’entendre de façon à pouvoir continuer à faire des transactions directement entre eux, plutôt qu’avec l’argent de leurs banques. Les uns, ceux qui achètent, comptabilisent des débits envers les autres, ceux qui vendent. À l’inverse, ces derniers bénéficient de crédits envers les premiers. Ces débits et ces crédits sont exprimés dans une monnaie commune qui s’appelle le WIR. Ce système monétaire, qui existe depuis 1934, est aujourd’hui utilisé par un quart des entreprises suisses. Les échanges interentreprises libellés en WIR représentent près de 2 milliards d’euros par an. La Banque coopérative WIR, dont le siège est à Bâle, compte 75 000 PME clientes. Là encore, personne n’en parle. Ce qui est fascinant dans cette histoire, c’est que le professeur d’économie américain James Stodder, qui a réalisé une étude sur l’impact du WIR, a démontré que la stabilité de l’économie suisse, sa grande capacité de résilience par rapport aux économies voisines, s’explique par l’existence de cette monnaie parallèle. Celle-ci fonctionne spontanément à contretemps par rapport au franc suisse. À chaque fois qu’il y a une récession dans l’économie du pays, le volume des échanges en WIR augmente. Inversement, lorsqu’elle retrouve le chemin de la croissance, le volume des WIR en circulation diminue. Tout simplement parce que tout homme d’affaires normalement constitué préférera (si je lui en donne le choix) être payé en francs suisses – qui lui permettront d’acheter partout dans le monde – plutôt qu’en WIR, qu’il ne peut échanger qu’avec les 75 000 autres membres dans les limites de son propre pays. Si, en revanche, le crédit en monnaie nationale se resserre, le même homme d’affaires préférera passer une transaction en WIR plutôt que de ne pas vendre du tout.

 

Convaincre les banques

 

Le problème, c’est que les banques n’aiment pas les monnaies complémentaires. Et on les comprend. Personne n’abandonne de gaîté de coeur une situation de monopole. Or les banques le sont à la fois sur la création de monnaie et sur le contrôle des échanges… C’est un peu comme expliquer les bénéfices du logiciel libre à Bill Gates. Ces nouveaux logiciels se sont pourtant développés sans lui, preuve que la bataille est jouable. D’autant plus que ces systèmes monétaires parallèles existent et que les monnaies complémentaires se développent partout. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à ce phénomène, au début des années 1990, il y avait environ 300 monnaies complémentaires dans le monde, dont le WIR. Il y en a aujourd’hui plus de 5 000 ! Pour l’immense majorité d’entre elles, il ne s’agit pas de systèmes commerciaux mais de modèles à vocation sociale, d’une trop petite échelle pour résoudre notre problème d’instabilité financière chronique et planétaire. Je compare tout cela à l’aéronautique des frères Wright : on avait montré au début du XXe siècle que voler devenait possible. On sait désormais qu’il est possible d’avoir des monnaies complémentaires. Il faut maintenant les organiser correctement et à une échelle où elles peuvent faire une différence.

 

De ce point de vue, je peux vous citer de très nombreuses expériences extrêmement intéressantes et prometteuses. Le Time dollar, par exemple, s’appuie sur des échanges de services basés sur une comptabilité de débits et de crédits exprimés en heures entre individus.

 

L’heure totalisant 60 minutes dans la plupart des pays du monde, les risques d’inflation sont nuls… Il existe aujourd’hui environ 400 réseaux Time dollars dans le monde.

 

Des monnaies pour lutter contre l’isolement

 

Au Japon, une expérience de monnaie complémentaire permet de réduire le problème financier posé par le vieillissement de la population, l’un des défis majeurs de l’humanité pour la prochaine décennie. Près de 20 % de la population japonaise a plus de 65 ans et 1,8 million de personnes ont besoin d’une aide journalière. Il s’agit d’un problème impossible à gérer durablement dans le cadre d’un monopole monétaire conventionnel… Dans le système japonais Fureai Kippu, mis en place par Tsutomo Hotta, la monnaie complémentaire permet de financer toute aide qui n’est pas couverte par l’assurance maladie : l’aide à domicile, l’accompagnement, le soutien moral, les achats, la préparation de nourriture, etc. Lorsque je rends un service à une personne âgée dans mon quartier, je suis crédité du temps dépensé sur un compte épargne électronique. Je peux l’utiliser pour rémunérer quelqu’un qui viendra m’aider le jour où je serai malade, ou bien le transférer à ma mère, pour qu’elle rémunère un membre du réseau installé dans sa région en échange de son aide. Il y a 487 systèmes de ce type au Japon, qui viennent en aide à des centaines de milliers de personnes. On peut également citer le réseau de Yamato Love (LOcal Value Exchange) initié par la mairie de la ville de Yamato qui compte 700 000 habitants. Un tiers des habitants utilisent ce système de monnaie complémentaire, chacun créant son propre sous-système à partir d’une carte à puce qui permet de comptabiliser et d’effectuer les échanges. On peut parler aussi d’Ithaca Hours, une monnaie locale créée en 1997 à Ithaca, dans l’État de New York, ou encore du réseau allemand Regio (RegioNetzwerk) dont 28 systèmes locaux sont déjà opérationnels, et 35 autres en formation. Le plus connu est le Chiemgauer2 qui fonctionne dans le Sud de la Bavière. En France, enfin, le système SOL s’appuie sur une carte à puce du type de celle qui existe à Yamato. Ce système porte trois types de monnaies : une monnaie interentreprises (le SOL Coopération) dont l’unité est équivalente à l’euro ; une monnaie sociale (le SOL Engagement) dont l’unité est le temps, comme pour le Time dollar ; et enfin une monnaie sociale affectée en euros sur le modèle des “chèques-repas”.

 

 

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