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Vers des sociétés durables : adaptations à la marge ou conduite d’une grande transition ? Vers des sociétés durables : adaptations à la marge ou conduite d’une grande transition ?

 

Conférence donnée au séminaire des Françs Maçons sur le développement durable. Annecy le 12/11/2011.

 

La question qui nous est posée est simple. Peut-on mettre du vin nouveau dans de vieilles outres ? Vous connaissez la formule de l’Evangile, si vous mettez du vin nouveau dans les vieilles outres, l’outre éclate et le vin est perdu, en d’autres termes on perd sur les deux tableaux. Cette question du vin nouveau dans les vieilles outres est la question obsédante depuis plus de trente ans. La tentative qui a été faite jusqu’à présent est bien d’essayer de garder les vieilles outres ; en d’autres termes, d’espérer que la vision du monde, les systèmes de pensée, les institutions, les acteurs hérités du 18e siècle occidental, en gros du Siècle des Lumières, qui correspondaient à des sociétés n’ayant plus grand chose à voir avec ce que nous sommes, peuvent continuer à être le cadre dans lequel nous construirons le 21e siècle.

 

Ce débat, depuis trente ans, a été marqué par une bifurcation : ceux qui pensaient qu’on pouvait bricoler ; ceux qui pensaient qu’on était en face d’une grande mutation et qu’il fallait remettre à plat les hypothèses qui fondaient notre « être au monde » et notre action dans le monde aujourd’hui. La bifurcation a été extrêmement visible il y a 25 ans, au moment où on a commencé à préparer le Sommet de la terre à Rio en 1992, avec la publication en 1986 du rapport Bruntland, notre avenir commun. C’est ce rapport qui a introduit le concept de développement durable. Le concept, abondamment repris par le Sommet de la terre, a correspondu à la première option : on va bricoler. Et, ça, pour bricoler on a bricolé, je peux vous le dire ! On a donc fabriqué un oxymore en linguistique : il y avait une contradiction évidente entre la poursuite du modèle actuel et la sauvegarde de la planète. Le modèle actuel de développement est fondé sur la croissance qui est la garantie de la cohésion sociale. Elle est au coeur de notre équilibre, comme on le voit dans les débats actuels sur les risques de récession globale. Notre équilibre actuel est un équilibre de la bicyclette : si l’on arrête de pédaler on tombe. D’un autre côté, on le voyait qu’on allait à la catastrophe. Mais on a tellement diffusé l’image du mode de vie occidental dans le reste du monde, que si le message était « chers amis, comme le disait notre ami George Bush senior, le mode de vie américain n’est pas négociable et de grâce amis chinois, s’il vous plaît, ne vous développez pas, continuez à avoir une empreinte écologique en dessous de la moyenne nécessaire, c’est la condition pour que nous autres occidentaux on continue à faire du bateau sur le lac d’Annecy » il ne passerait pas.

 

Evidemment comme on n’a pas su résoudre la contradiction, on l’a fait symboliquement. Le développement durable est la réinstitution de la pensée magique à la fin du 20e siècle. Résolution magique de la contradiction. Il faut dire en plus qu’il faut se situer dans l’historicité de la chose, 1992 c’est trois ans après la chute du mur de Berlin, la fin de l’histoire, le triomphe sans partage de l’économie de marché et la démocratie parlementaire. Pas question d’y toucher. Donc on a fabriqué des ersatz, l’économie de marché au service de ce qui n’a plus rien à voir avec le marché. Du vin nouveau dans de vieilles outres. On connaît la suite. Malgré la prise de conscience générale qu’il a provoqué, le Sommet de la Terre n’a suscité aucune inflexion notable, au point que l’on parle aujourd’hui d’un réchauffement du climat de 5 à 6° d’ici la fin du siècle.

 

Notre position a été au contraire de dire : nous sommes en face d’une très grande mutation et il faut en revoir toutes les hypothèses. Et il faut le faire non plus à l’Occidentale, en pensant comme on l’a pensé en 1948 en instaurant la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, de surcroît, que les valeurs occidentales étaient universelles et qu’elles étaient les seules à l’être. Il faut penser cette mutation avec l’ensemble des peuples du monde. Si je reviens d’une tournée en Asie, qui m’a mené en Inde, en Malaisie, aux Philippines et en Indonésie -région du monde relativement peu fréquentée, vous l’admettrez, par les Français, c’est parce que le centre du monde s’est déplacé dans le Pacifique et que c’est avec ces peuples et qu’il faut penser cette grande mutation.

 

Encore faut-il comprendre quels en sont les éléments, puis passer à l’acte, ne pas en rester à l’incantation qu’un autre monde est possible mais dire comment on va le construire, sur la base de quelles hypothèses et avec quels outils. C’est le travail que l’on a mené au plan international depuis vingt cinq ans. C’est ce cadre, pour moi, qui permet d’éclairer une question aussi apparemment simple que « subsidiarité et bien commun ». Il m’a donc paru plus utile, dans cette courte intervention, de planter le décor.

 

La première question qui se pose est de comprendre les dimensions de cette mutation. Un travail international laborieux a été mené tout au long des années 90. Il a abouti, lors d’une Assemblée Mondiale de Citoyens qui s’est tenue en 2001 à Lille dans un silence médiatique parfait avec des gens de plus de 100 pays, avec tous les milieux, au cours de laquelle on a travaillé pendant dix jours à répondre à deux questions : est-ce qu’on peut se mettre d’accord sur des valeurs communes -parce qu’on a une seule planète à gérer et il sera difficile de le faire sans des valeurs communes- ; est-ce qu’on peut se mettre d’accord sur un agenda ? Pas au sens des agendas 21 locaux mais au sens latin du terme « agenda » : ce qu’il y a lieu de faire absolument.

 

L’Assemblée a montré que cette mutation avait quatre dimensions. La première dimension, c’est l’urgence de construire une communauté mondiale, on entend souvent dire : « la terre est devenue un village ». Eh bien, je peux vous dire que quand on parcours la planète, la conscience d’une destinée commune n’est que très moyennement partagée. En d’autres termes la conscience d’un destin commun est très en retard sur la réalité de nos interdépendances. Nous avons entretenu l’illusion que le commerce international, à lui seul, allait construire ce sentiment d’une destinée commune. Il se trouve que je préside le Forum China–Europa tentative de dialogue global entre la société chinoise et la société européenne. Eh bien, le fait que nous soyons, nous Européens, les plus grands partenaires commerciaux de la Chine, et vis versa, n’empêche pas qu’un malentendu radical soit en train de se creuser entre les deux sociétés. Donc créer les conditions dans lesquelles émerge le sentiment vécu -pas seulement la conviction intellectuelle- d’une destinée commune est le premier défi qui est devant nous. Et c’est un défi politique, anthropologique, humain.

 

Deuxième dimension, se mettre d’accord sur les valeurs communes. Une valeur émerge de manière absolument évidente, c’est la responsabilité. C’est une des raisons pour lesquelles l’une de nos propositions, sur laquelle je reviendrai, c’est de mettre en débat une Charte des Responsabilités Universelles lors de la prochaine conférence internationale Rio + 20 mettre un agenda en vue d’adoption par les Nations-Unies. Tant que nous n’aurons pas mis une telle Charte à l’agenda des Nations-Unies, tant que nous n’aurons pas défini la feuille de route de son adoption solennelle comme troisième pilier de la communauté internationale, nous resterons enfermés dans l’illusoire souveraineté des Etats et toutes les négociations internationales continueront à échouer comme elles échouent avec une régularité métronomique depuis maintenant plus de vingt ans.

 

Partager la conscience de valeurs communes, construire, pour reprendre une expression que vous utilisez dans votre document préparatoire, le contrat social qui relie chaque milieu, chaque individu, au reste du monde, constitue la deuxième et importante mutation.

 

La troisième dimension, c’est la révolution de la gouvernance. Les modes de gestion de la société, comme nos systèmes de pensée sont les héritiers du 17 et du 18e siècle. Ils compartimentent entre niveaux de gouvernance, entre les domaines, ils valorisent l’Etat comme le représentant ultime de l’intérêt général face aux autres Etats, il met l’accent sur la dimension représentative parlementaire. Tout cela est en décalage par rapport à la réalité du monde d’aujourd’hui. Comment allons-nous penser la gouvernance d’un monde complexe, voilà la troisième dimension de la mutation.

 

Enfin quatrième dimension, comment allons nous non pas pratiquer du développement durable mais comment allons-nous organiser la transition vers des sociétés durables. Dans ce cadre, comment transformer radicalement les hypothèses fondatrices, les institutions et les outils de l’économie ?

 

La question, apparemment triviale, de la subsidiarité et des biens communs est au carrefour de toutes ces mutations. Je ne reviendrai pas sur la question de la responsabilité, je voudrais vous tracer à grands traits en quoi consiste la révolution de la gouvernance. D’abord pourquoi parler de gouvernance ? Quand au début des années 90, avec quelques autres, j’ai commencé à dire en France que c’était un concept fondamental, ça hurlait dans les chaumières. Il faut le comprendre. Ce mot, apparemment, avait été ramené au Français par le biais des institutions internationales et en particulier de la Banque Mondiale à travers le concept, oh combien exécrable, de bonne gouvernance. Il a donc fallu expliquer que la gouvernance c’est bien plus que ça, c’est l’art de gérer la société. C’est tout l’intérêt, pour un pays comme la France, extrêmement marqué -je puis le dire ayant été haut fonctionnaire pendant plus de vingt ans- par le fonctionnement étatique, de s’obliger à relativiser nos modes de pensée et nos structures, pour les replacer dans une perspective historique plus large, pour les refonder comme des modalités parmi d’autres de gestion de la société. C’est une nécessité j’allais dire l’hygiène intellectuelle absolument indispensable.

 

C’est parce que l’on peut dégager d’une réflexion historique et comparative des principes généraux de gouvernance que l’on va être en mesure de les appliquer à notre réalité d’aujourd’hui, sans passer notre temps à plaquer sur cette réalité des modèles d’hier. Vous connaissez la fameuse formule d’Heidegger : « le plus difficile c’est de voir ses lunettes parce qu’on voit le monde à travers ses lunettes ». C’est ce que nous passons notre temps à faire en parlant de l’Etat, de la réforme de l’Etat, de la décentralisation, de toutes ces choses là, en restant enfermés dans le carcan de nos propres conceptions héritées de l’histoire.

 

Cinq principes généraux se dégagent de cette réflexion internationale sur la gouvernance. Vous les trouverez dans le livre « la démocratie en miettes » et dans la lettre ouverte que j’ai écrite pour les candidats à la Présidence de la République. Premier principe, la légitimité. Une gouvernance doit être légitime. Une des apories de la pensée sur la démocratie c’est qu’on confond légitimité et légalité. C’est-à-dire qu’on s’imagine, parce que nous élisons nos dirigeants, qu’ils sont légitimes à nos yeux, que nous les estimons dignes de confiance et capables de mener notre barque dans la tempête. L’expérience des enquêtes internationales prouve au contraire que même en démocratie quand on demande aux citoyens « en quelles institutions avez-vous confiance ? » c’est dans les dirigeants politiques pratiquement qu’ils ont le moins confiance. Il y a quand même là un paradoxe terrible de la démocratie. Il faut donc comprendre que la légalité ne garantit pas la légitimité. La question des conditions dans lesquelles on construit une gouvernance légitime est donc une question absolument fondamentale. Elle se pose en Afrique, en Asie. On la perçoit moins en Europe tellement les institutions qui ont été héritées de l’histoire nous sont familières mais elle se pose néanmoins avec force.

 

Deuxième principe général de gouvernance, la démocratie et la citoyenneté. Nous avons tendance à concevoir une citoyenneté construite sur les droits. Mais la grande tradition de la citoyenneté était l’équilibre entre les droits et responsabilités. Le fait que la responsabilité soit la valeur montante du 21e siècle oblige à revisiter notre conception de la citoyenneté. Quant à la démocratie, elle a pour sens profond le sentiment d’avoir prise sur sa destiné. Or, nous avons évolué maintenant vers ce que j’appelle une démocratie occupationnelle : dans la mesure où nous n’avons pas prise sur les grandes phénomènes qui nous traversent, la recherche scientifique, les grandes décisions financières, et où l’avenir se joue à Bruxelles, à Londres, à Washington ou maintenant à Shanghai, nous tendons à nous replier sympathiquement sur la démocratie participative au niveau local. Nous avons à revisiter la notion de démocratie substantielle : à quelles conditions, à quelles échelles et pouvons-nous être en prise sur notre destinée ?

 

Le troisième principe général de gouvernance c’est que les outils qu’on utilise, les dispositifs qu’on met en place doivent être adéquats aux problèmes que l’on a à gérer. C’est ce que l’on peut appeler l’ingénierie institutionnelle, une discipline que j’ai pratiquée avec beaucoup de passion pendant longtemps mais qui est relativement peu partagée chez nous avec cette idée étonnante que « l’intendance suivra », c’est-à-dire qu’à force de volonté politique on peut orienter les institutions telles qu’elles soient dans la direction que l’on veut. Ca, c’est du romantisme ou de l’irréalisme. En réalité, il est très difficile de gouverner des machines institutionnelles et la sagesse veut que l’on conçoive des machines institutionnelles en fonction de la direction où l’on veut aller. Ce n’est pas ce que l’on fait. En particulier, notre système très compartimenté est inadéquat maintenant à la gestion de la complexité, de même que notre mode de fonctionnement politique nous éloigne beaucoup de la capacité à aborder les questions à long terme.

 

Notez par exemple qu’au nom d’une démocratie qui voudrait qu’une gauche et une droite s’opposent, il est pratiquement impossible de se mettre d’accord en France sur un petit nombre de défis à long terme, ce qui rend totalement impossible la réforme des grandes institutions : la durée d’une réforme d’une grande institution, je pense à un Ministère comme celui au sein duquel j’ai travaillé, le Ministère de l’Equipement, ou a fortiori au Ministère de l’Education est de l’ordre de vingt ans, voire trente ans. Prétendre réformer ces grandes institutions, en fonction des nécessités du 21e siècle, à coup d’alternance politique tous les cinq ans est tout simplement dérisoire.

 

Quatrième principe de gouvernance, la coproduction du bien public. On est enfermé dans un débat « Etat ou pas Etat ». Je préside par exemple une fondation. Il n’est pas anodin de savoir que c’est une fondation de droit suisse. Parce que, depuis la révolution française, en France, une fondation sent le fagot. C’est associé mentalement à l’ancien régime : « c’est quoi, ces gens qui gèrent un patrimoine venu de l’on ne sait où et qui prétendent faire le bien public ? mais le bien public appartient au peuple et il est délégué à l’Etat ! » Nous avons une vision dichotomique de la production du bien public : c’est public ou privé. Or, en réalité la production du bien public est un résultat. Il s’agit d’explorer les multiples moyens par lesquels on y aboutit. Réfléchir aux multiples formes de coproduction du bien public est le quatrième grand principe de gouvernance.

 

Cinquième principe de gouvernance, l’articulation des échelles. J’ai démissionné de l’administration quand, étant en charge au Ministère de l’Equipement de la politique de la décentralisation, j’ai dit en 1983 que je ne me prêterais pas à une décentralisation féodale et rurale dans une Europe urbaine. Toutes les réflexions sur la décentralisation en France ont été minées par une autre aporie de la démocratie à savoir : « pour qu’une démocratie soit saine il faut qu’on puisse sanctionner nos élus, pour qu’on puisse sanctionner nos élus, il faut qu’on sache donc ce dont ils sont responsables et pour savoir ce dont ils sont responsables, il faut allouer à chaque niveau de gouvernance des compétences exclusives ». Or, aucun problème réel de la société ne peut être géré aujourd’hui à un seul niveau de gouvernance. Aucun. En d’autres termes, au nom du bon fonctionnement de la démocratie, on a admis que la gouvernance ne pouvait pas fonctionner. C’est-à-dire qu’on a fait le choix de l’idéologie contre la réalité. C’est seulement vingt ans après, grâce au rapport du Comité des Régions européennes, que cette idée d’articulation des niveaux de gouvernance est enfin en train de trouver sa légitimité, avec la notion de gouvernance à multi-niveaux, que je vois maintenant répétée partout.

 

Voilà la grille qui permet d’aborder de manière créative, en fonction de nos problèmes à nous la manière dont nous souhaitons gérer notre société.

 

J’en viens à la dernière mutation, celle qui concerne notamment la gestion des biens communs et qui est : comment on repense l’économie ? Si je me suis attardé sur la question de la gouvernance c’est que les deux questions sont intimement liées. Pourquoi n’avons nous pas su repenser complètement notre économie au point de faire rentrer le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises et toutes ces choses sympathiques dans la marginalité par rapport aux grandes tendances de l’économie ? C’est ce que j’ai appelé également dans mon livre, Essai sur l’oeconomie, la politique du centurion : le centurion d’Astérix, vous vous souvenez, qui croit qu’il a bu de la potion magique, puis à la fin il soulève un petit caillou et s’exclame je suis puissant, je suis puissant ! Ca c’est le développement durable.

 

Le grand défi intellectuel est de repenser l’économie, toutes les hypothèses de base de l’économie y compris la conception juridique des entreprises, qui a elle aussi plus de deux siècles et demi. Parti à l’aventure, j’ai exploré pendant pas mal d’années cette question. Le résultat de mon journal de voyage, c’est le livre qui s’appelle « L’essai sur l’oeconomie ». Je suis précisément arrivé à la conclusion que pour repenser l’économie, il fallait revenir aux sources sa définition. C’est pour cela que je ne parle plus d’économie mais d’oeconomie pour rappeler que le sens étymologique du mot c’est la gestion raisonnable, prudente de son foyer. En d’autres termes, l’oeconomie n’est et n’a jamais été qu’une branche de la gouvernance. Je me suis donc dit : s’il faut repenser les fondements de l’économie, le plus simple est de les repenser à partir des principes de gouvernance.

 

Je l’applique, et ce sera mon dernier mot, à la question des biens communs. J’y applique le troisième principe de gouvernance : est-ce que les dispositifs que nous utilisons sont adéquats à la nature des problèmes que nous gérons ? ce que j’appelle, « mieux vaut utiliser un tournevis pour une vis et un marteau pour un clou qu’un marteau pour une vis et un tournevis pour un clou ». Or c’est ce que nous passons notre temps à faire. Je me suis donc demandé : quand on examine les différents biens et services, quelle est leur nature ? et je me suis aperçu que l’opposition bien public/bien privé était extrêmement réductrice. Vous le voyez bien dans l’ambiguïté de la notion même de biens communs, qui porte de temps en temps sur des ressources naturelles et de temps en temps sur des biens que l’on voudrait assurer à toute la société comme l’éducation ou la santé, alors que ces biens et services n’ont rien à voir entre eux. Je suis arrivé à l’idée qu’il y a quatre catégories de biens et services qui impliqueraient l’invention de régimes de gouvernance adaptés à chacune d’elles.

 

La première catégorie, c’est les biens qui se détruisent en se partageant. Appliquer la logique du marché, la marchandisation comme on dit, à des biens comme les écosystèmes qui découpés en morceaux meurent, c’est ce que j’appelle le jugement de Salomon : quand on coupe un enfant en deux on n’a pas deux demi enfants, on a deux demis cadavres. Mais c’est ça notre gestion des biens communs, notre idée que l’application du marché va être efficiente à tous les biens ! Donc il y a cette première catégorie des biens qui se détruisent en se partageant. Leur gestion pose des problèmes considérables de financement. Si vous avez en mémoire le fait par exemple que la steppe sibérienne joue un rôle décisif dans l’équilibre de la biosphère, comment se mettre ensemble pour financer la protection de l’intégrité de la Sibérie ? On est bien loin, vous le voyez, de la souveraineté des Etats sur leur sol. Donc première catégorie, les biens qui se détruisent en se partageant.

 

Deuxième catégorie, et là c’est typique des ressources naturelles, ce sont des biens qui se divisent en se partageant mais sont en quantité finie, comme l’eau. On conçoit très bien que l’application des règles du marché est ici aussi illégitime, parce que ce type de biens exige à la fois de l’efficacité de la gestion et de la justice dans la distribution. On peut montrer que précisément ce type de bien relève plus d’un régime de quotas négociables que du marché. D’autre part pratiquement tous les biens de ce type impliquent l’application du principe de subsidiarité active : on ne peut pas les gérer à une seule échelle, on ne peut pas séparer les différentes échelles de gestion et donc on doit mettre en oeuvre le principe de gouvernance à multi-niveaux pour définir les règles de leur gestion prudente.

 

La troisième catégorie de biens c’est ceux qui se divisent en se partageant et qui sont en quantité illimitée. Pour ceux-là, le marché est bien adapté. Enfin, il y a la quatrième catégorie de biens et services, la plus importante pour l’avenir. Ce sont les biens qui se multiplient en se partageant : la connaissance, l’expérience, les savoir-faire. On voit quelles contorsions infinies il faut se livrer pour faire rentrer ces biens dans le domaine du marché, qu’il s’agisse de l’homologation des semences, ou qu’il s’agisse de la propriété intellectuelle.

 

 

 

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