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20 novembre 2011
Les mondes que nous voulons sont déjà là. À nous de les faire grandir
Par Geneviève Azam
de Geneviève Azam. Universitaire, économiste.
Parler de « crise de civilisation » c’est parler d’une civilisation particulière, la civilisation occidentale. Elle est une crise de sa base matérielle et de ses représentations, de ses idéaux et de ses valeurs. J’entends par « crise » un double mouvement : à la fois l’intrication serrée de tous les craquements économiques, sociaux, écologiques et géopolitiques – je parle plutôt à ce propos d’un « effondrement » – et, en même temps, une contestation, des résistances, au Nord et au Sud, pour lesquelles nous avons – comme nous y invite Ariane Mnouchkine – à changer nos regards, pour les accueillir de manière plus bienveillante et y voir des moments, des pousses, à partir desquels d’autres voies s’ébauchent, dès aujourd’hui et dans ce monde-ci. Les mondes que nous voulons en effet sont déjà là. À nous de les faire grandir, de leur donner intelligibilité et visibilité, au lieu de les sous-estimer dans l’attente de la grande rupture.
Pourquoi « crise de civilisation » ?
Les secousses qui se font sentir à l’échelle du monde ne peuvent être comprises seulement à partir d’un dérèglement de l’économie. Le collapsus économique, avec ses variantes, est un symptôme – grave, bien sûr – d’une crise beaucoup plus globale, celle d’une domination économique qui se voudrait sans partage. C’est le triomphe – et non la crise – d’une vision économique du monde qui a prétendu soumettre l’ensemble des activités humaines, l’ensemble des activités sociales, la Terre que nous habitons, la planète, aux règles de l’efficacité économique, aux critères de la rentabilité et de la productivité, à la rationalité économique, qui, en son apothéose, a dégradé la raison en un calcul utilitaire des pertes et profits.
Une émission récente sur France Inter concernant la réforme des rythmes scolaires illustre cette dégradation de la raison : l’argument majeur et sérieux de la discussion concernait les effets d’une éventuelle réforme sur l’industrie du tourisme et la nécessité de calculer ces rythmes en fonction des besoins de cette activité économique. Ceci illustre parfaitement comment les activités humaines, les rythmes humains et sociaux, ceux de l’apprentissage, des savoirs, sont soumis au rythme économique, au temps court de la rentabilité économique.
La confusion répétée entre le rationnel économique et le raisonnable a soumis l’éthique, la politique et la nature à la raison économique. Il en résulte une confusion des fins et des moyens, une transmutation des moyens en finalités indiscutables, car efficientes. L’accumulation des richesses et la croissance, qui relèvent du champ économique (de l’intendance), se sont imposées comme idéologie et objectif politique. L’instrumentalisation des hommes et de la nature qui en découle fait que jamais depuis le xixe siècle, depuis que Marx l’avait pensée, nous n’avons vécu une telle réification du monde, une telle chosification, qui réduit les sociétés, les humains et la Terre, à des « ressources », des objets, privés de toute subjectivité. C’est l’avènement d’un monde qui prétend à l’unidimensionnalité, un monde réduit à sa dimension économique. Le temps est dévoré : le temps des sociétés, le temps humain, le temps de la nature sont absorbés par le temps économique. La vitesse, le juste à temps, la rentabilité immédiate, dessinent un monde où, comme le disait Aimé Césaire, « le temps n’est plus le temps, mais une manière d’espace, rempli de choses quantitativement mesurables ».
Le deuxième point allant dans le sens d’une crise de civilisation est que le capitalisme, qui incarne aujourd’hui cette civilisation occidentale, qui l’incarne seul, est un processus évident de « dé-civilisation ». S’il a pu en d’autres temps trouver une légitimité et promettre le bien-être, l’accélération vertigineuse et sans bornes du processus depuis une trentaine d’années a dénudé le roi. Et là, les mouvements « progressistes », qui participent aussi de cette civilisation, sont véritablement interrogés. Pendant longtemps en effet, ils ont considéré les forces productives comme productrices de progrès en elles-mêmes. La croissance des bases matérielles de la société, la croissance économique étaient conçues comme un passage obligé, une étape nécessaire pour aller vers le socialisme, ou bien, dans une tradition plus sociale-démocrate, comme une condition sine qua non de la justice sociale. Agrandir le gâteau pour mieux le partager et pour préparer le socialisme, tels étaient les mots d’ordre dominants. Or il est désormais évident que ce développement des forces productives est plutôt un développement de forces destructives qui vide les sociétés de leur substance humaine et naturelle. Partout sur la planète, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud, le travail est considéré comme une simple ressource, comme un objet, un input qui entre dans le processus de production, tout comme les biens issus de la nature. Ces « ressources », broyées dans la machinerie productive, finissent, pour une part grandissante d’entre elles, en déchets. Aucun retraitement ne peut les faire disparaître totalement ; ils sont le symptôme d’une décomposition de notre civilisation car ils sont tissés du travail humain et de prélèvements sur la nature, eux-mêmes soumis au rythme du raccourcissement des cycles de vie des produits et de l’allongement des circuits de production et de consommation.
Comment ne pas voir que cette dégradation atteint le travail et les travailleurs, réduits à des produits jetables au même titre que les biens naturels ? Le processus de dé-civilisation est également lisible dans l’accélération de l’expropriation des biens communs. Si la propriété privée des moyens de production est caractéristique du capitalisme libéral, la multiplication des droits de propriété sur l’ensemble des domaines de la vie sociale et sur la nature désagrège les sociétés ; elle signifie la captation et le dépouillement d’une autre forme de propriété, la propriété « usage », celle qui permet l’accès aux ressources communes et le souci de leur renouvellement, celle qui donne une place et une reconnaissance individuelle et sociale, qui cultive la conscience de l’appartenance à un monde commun et la capacité d’agir. Nous avons tous en mémoire la célèbre phrase de Proudhon : « La propriété c’est le vol. ». Mais Proudhon a écrit aussi : « La propriété, c’est la liberté ». Pourquoi ? Il ne se réfère pas en écrivant cela à la propriété du capital ; il veut signifier que des personnes privées de toute propriété – au sens de la propriété-usage, usage du monde, de la société, de la terre et non appropriation pour soi – sont privées de l’attachement qui permet de dire : je suis quelqu’un, je suis d’ici, j’appartiens à cette terre, j’appartiens à cette société, à cette communauté. Le dépouillement fabrique des masses déracinées dont les figures majeures sont les vagues croissantes de migrants privés de terre, de société et d’un sentiment d’appartenance à une communauté humaine.
À tout cela s’ajoute la crise de l’idée de progrès. Quand je parle ici de progrès, ce n’est pas dans le sens commun d’une recherche d’amélioration, mais au sens de la norme historique qu’il est devenu. Cette norme conduit, comme l’avait écrit Walter Benjamin, à voir dans l’histoire des lois qui, par-delà les vicissitudes du présent, promettent un avenir meilleur qui doit absolument advenir, qui ne peut qu’advenir. Au nom du progrès, des maux supposés nécessaires ont trouvé leur légitimité car ils permettaient in fine d’accomplir le sens prédéterminé de l’histoire. Les régressions ont été pensées par rapport à ce qui devrait être et elles ont été souvent analysées comme défauts de modernisation, accidents, poids des coutumes et de la tradition. La crise actuelle de l’idée de progrès n’est pas simplement une crise idéologique ; elle est due à la multiplication des situations d’irréversibilité. Des générations et des peuples sont sacrifiés, des écosystèmes détruits de manière irréversible, au moins à l’échelle humaine. Si bien que les « maux nécessaires », notamment ceux découlant du développement infini des forces productives, menacent explicitement l’avenir des sociétés humaines, ruinant ainsi toute idée de « progrès ».
Le progrès comme norme historique et politique dévalorise le passé et nie le présent au nom de la promesse répétée de l’amélioration : tout ce qui relève du passé est considéré comme archaïque. La modernisation, autre version du progrès, se retourne contre ceux qui avaient cru en ses vertus émancipatrices : au nom de la modernisation, les services publics, les systèmes de protection sociale sont démantelés. Nous avons à reconstruire un rapport au temps qui assume et visite à nouveau le passé comme nous y invite René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » [Feuillets d’Hypnos (1946)]. C’est à nous de l’écrire.
Une crise de la civilisation occidentale
La modernité occidentale, dont nous sommes les héritiers, s’est fondée sur la quête de l’autonomie des sujets, des individus et sur la conquête de l’autonomie des sociétés par rapport à des puissances transcendantes qui dicteraient le destin des sociétés humaines. Cet héritage est menacé. La modernité occidentale en effet s’est traduite aussi par un autre projet, celui d’une maîtrise rationnelle du monde dans laquelle le capitalisme a puisé toute sa dynamique et qu’il est censé incarner. C’est pourquoi les individus et groupes sont sommés de se mobiliser, de s’adapter à un ordre économique, d’autant plus indiscutable que les modèles qui se voulaient alternatifs se sont écroulés. Ainsi, les forces néolibérales ont pu organiser la destruction systématique des institutions qui pouvaient être un frein à cet ajustement.
Cette croyance quasi religieuse en la puissance de la maîtrise rationnelle s’est appliquée à la nature. Le projet d’autonomie attaché à la modernité occidentale a séparé ce qui est de l’ordre de la société, des lois sociales et ce qui est de l’ordre de la nature et des lois naturelles. Les mouvements progressistes, à juste titre, se sont battus depuis le xixe siècle – et aujourd’hui encore – contre toute tentative de naturaliser les œuvres sociales. Le projet d’autonomie consiste à dire en effet que les lois sociales sont pensées, construites et choisies par les humains, et toute référence à des lois naturelles pour justifier les inégalités et les relégations est inadmissible.
Mais cette volonté de maîtrise rationnelle du monde et de la Terre a transformé cette frontière fondatrice en mur opaque interdisant de penser les liens entre les sociétés, les humains et la nature. Poser une frontière ne supprime pas le fait qu’il y a une nature, une Terre dont nous sommes aussi pétris et qui est la seule planète à pouvoir nous accueillir. Cela ne supprime pas la part terrestre de la condition humaine. Or les sociétés, les activités économiques et plus généralement la « civilisation » se sont construites en opposition à la nature.
L’agriculture productiviste en est un exemple éclatant, tant elle a été conçue comme une guerre contre la nature ; et face aux limites de cette première nature, face à son épuisement, la bio-industrie nous promet la fabrication d’une seconde nature, enfin épurée des défauts de la première. Une bonne part de la crise écologique que nous vivons vient de l’oubli et du déni de ces liens, qui nous laissent souvent désemparés pour penser ce qui advient. Nous avons à reconnaître que la remise en cause du système dans lequel nous sommes vient certes de nos résistances, vient de nos mouvements sociaux, de tous ces questionnements, mais elle vient aussi et peut-être surtout d’un dérèglement écologique que nous ne maîtrisons pas ou que nous ne maîtrisons qu’en partie.
L’humanité est devenue une force géologique qui transforme l’histoire de la Terre sans en maîtriser les conséquences, sans même être capable de les imaginer. Nos activités économiques et les modes de vie, par le rejet des gaz à effet de serre, modifient le climat de la Terre. Paul Crutzen[1] montre comment l’histoire courte des sociétés croise désormais l’histoire au long cours de la planète, alors que jusqu’ici elles semblaient parallèles. Depuis la révolution industrielle nous sommes sortis selon lui de l’holocène, longue période tempérée de plus de dix mille ans, pour entrer dans l’anthropocène. Ainsi se trouvent récusées l’indépendance et l’indifférence de l’histoire humaine eu égard à l’histoire de la Terre. Les scientifiques établissent qu’en l’absence de changements radicaux de nos manières de produire et consommer, de nos façons de vivre, nous devrons faire face à des bouleversements écosystémiques non maîtrisables.
Nous devons donc prendre acte de notre défaite et, au lieu de poursuivre des utopies mortifères, nous avons à lâcher prise et accepter notre vulnérabilité et la fragilité de la puissance concentrée entre nos mains. Les outils forgés pour dominer et vaincre la nature se retournent contre les sociétés et menacent leur pérennité.
C’est pourquoi le détour vers d’autres pensées, d’autres manières d’être au monde, peut nous permettre de penser ce que nous vivons. Le Manifeste des produits de haute nécessité, écrit pendant le mouvement social en Guadeloupe[2] en est un exemple. Édouard Glissant insiste dans son œuvre sur la « philosophie de la relation » qu’il applique aux liens nécessaires entre la nature et les sociétés, au lieu de la domination et de l’appropriation.
Nous avons un chemin théorique important à faire pour imaginer et penser de nouveaux paradigmes. Je suis économiste. La pensée économique dominante, orthodoxe – et hétérodoxe pour l’essentiel – a conçu les modèles économiques, la réflexion économique, comme si les activités économiques pouvaient être pensées en dehors des écosystèmes. Quelques économistes ont emprunté d’autres chemins, je pense en particulier, en France, à René Passet qui vient d’écrire une somme importante[3]. Il invite à penser les systèmes économiques comme des sous-systèmes d’un système qui les englobe, la biosphère. Il y a donc des champs énormes à réinvestir dans les sciences humaines et dans les sciences sociales pour nous réapproprier une compréhension du monde.
Nous y sommes aidés – et ce sera ma conclusion – par les mouvements sociaux qui s’affrontent concrètement à ces questions. Il existe beaucoup plus de luttes socio-environnementales que nous ne le croyons, en particulier dans les pays du Sud. Bien souvent l’écologie a été réduite à un problème de riches, voire un problème de riches parmi les riches ; les problèmes écologiques ne pouvaient concerner qu’une frange extrêmement privilégiée de la population, soucieuse de beaux paysages et d’un environnement sain. Nous découvrons que les dérèglements écologiques menacent, de manière directe et prioritairement, tous ceux qui ont les vies les plus précaires. Et notamment les peuples du Sud et tous ceux dont la vie et la survie dépendent plus directement des écosystèmes. Il y a dans tous les continents, des luttes socio-environnementales, ce qu’un économiste écologiste Juan Martinez Alier appelle « l’environnementalisme du pauvre », l’écologie du pauvre. Ce sont les luttes des paysans pour le droit à la terre et contre la privatisation des semences, celle des habitants pour récupérer l’accès à l’eau accaparé par quelques firmes, celles également contre les traités de libre-échange qui ruinent les sociétés pauvres du Sud, les luttes contre l’extractivisme et l’accaparement des matières premières, celle des peuples indigènes pour la reconnaissance de leurs droits.
Et dans nos sociétés industrielles, de plus en plus de résistances, de projets, relient l’écologique et le social. Pour les générations issues des Trente Glorieuses, l’accélération du temps économique et social a donné à voir l’apogée d’une civilisation industrielle et maintenant son déclin. Aux États-Unis d’Amérique, la ville de Détroit, qui a connu l’apogée du capitalisme occidental avec l’industrie de la voiture, est une ville sinistrée. Et sous les décombres, dans les friches, des mouvements sociaux, des habitants dépouillés mettent en commun des ressources, inventent une agriculture urbaine et des activités qui donnent un autre visage à cette ville, dans laquelle 30 % de la population n’a pas accès à l’eau potable. Regardons ce qui pousse sous les décombres d’un monde qui s’effondre et donnons-nous collectivement les chances d’agrandir ces voies nouvelles face à un capitalisme qui peut encore se nourrir de ses destructions et conduire à une guerre généralisée pour les ressources.
Notes
(1) Paul Joseph Crutzen (Pays-Bas), prix Nobel de chimie en 1995, avec Mario J. Molina et Frank Sherwood Rowland (États-Unis), pour leurs travaux sur la chimie de l’atmosphère, particulièrement en ce qui concerne la formation et la décomposition de l’ozone.
(2) Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, 17 février 2009, rédigé et signé par neuf intellectuels antillais : Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Édouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William.
(3) Les grandes représentations du monde de l’économie à travers l’histoire, De l’univers magique au tourbillon créateur, Éditions Les liens qui libèrent, 958 p., 38 €.
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