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25 janvier 2012
La « révolution civilisationnelle »
Face à une véritable crise de civilisation, nous devons repenser nos fondations
Une proposition à partir de la Charte Mondiale des Migrants lue à la lumière du philosophe Paul Ricœur
« Malaise dans la civilisation »
Ce titre d’un livre fameux de Sigmund Freud (1929) pourrait bien diagnostiquer notre époque troublée. Face à la prise en otage du monde de la politique et de l’économie réelle par celui d’une haute finance ouvertement cupide et parfois mafieuse, n’est-il pas urgent de ramener l’argent au rôle d’outil économique au service du bien-être collectif ? Pour ce faire, n’est-il pas impératif de ré-enraciner durablement le politique dans l’éthique?
Des gouvernements et des crises
« Crise financière », « crise alimentaire », « crise politique », crise environnementale »… Les « crises » se suivent et se ressemblent comme les perles noires d’un chapelet que l’on déroule dévotement au rythme de nos incantations pour éviter le pire. Le mot « crise » donne souvent l’impression de désigner des impasses et des souffrances, mais sans rien expliquer, ni donner de perspectives. Il sert régulièrement à justifier des licenciements, des restrictions budgétaires, des hausses de prix… Devant ce sinistre tableau, de nombreux gouvernements dont le nôtre, se contentent d’agir dans trois directions :
- La première consiste à « rassurer les marchés » – comme s’il s’agissait de personnes à plaindre- en leur laissant le maximum de libertés pour s’enrichir sans limites ni responsabilités. Dans ce but, ils réduisent le nombre de fonctionnaires, atrophient l’Etat social, augmentent le coût de la vie, baissent les revenus…
- La seconde vise la mise en place d’un contrôle policier de l’ensemble de la population, et de répression ciblée de tous ceux qui bougent, résistent et sont porteurs d’alternatives.
- La troisième est d’offrir en pâture à la vindicte publique les plus classiques des boucs émissaires : les étrangers, surtout s’ils sont pauvres et sans-papiers. Tel un kaléidoscope de nos tourments, ils sont montrés comme un grave danger pour notre sécurité et, pire encore, notre « identité ». Tel était le message qu’a voulu faire passer, en France, feu le « ministère de l’immigration… et de l’identité nationale ».
Un enjeu de civilisation
Qu’on le prenne par un bout ou un autre, on en arrive à questionner une idéologie qui, tout en étant devenue dominante sur l’ensemble de la planète, se retrouve en crise profonde ; et J’ai tendance à penser que LA crise, c’est elle.
On peut la qualifier de capitaliste néolibérale, et c’est juste, mais je pense que derrière le capitalisme, git une idéologie d’origine européenne qui, derrière une morale servant de voile, a fait de la richesse et du pouvoir personnels les buts ultimes de la vie humaine. Ils passent par l’appropriation privée, les rapports de force, et la vision utilitariste d’une nature – matériau et d’êtres humains exploitables sans limites, quels qu’en soient les conséquences immédiates et dans le temps.
C’est ce que ressentent les peuples autochtones d’Amérique à partir du concept ancestral et en même temps éminemment moderne de « bien-vivre », « opposé à la conception de développement compris comme une accumulation interminable de productivité économique matérielle qui prédomine encore aujourd’hui et qui a confronté la planète et toute l’espèce à des risques et des menaces d’une ampleur catastrophique, ainsi qu’à des inégalités matérielles et symboliques de plus en plus importantes qui alimentent d’interminables conflits et déchirures à l’échelle locale, régionale et mondiale »5. Il s’agit aujourd’hui, poursuit le document, de repenser les fondements de notre conception de la vie, nos « piliers civilisatoires » ou civilisationnels.
Il est certain qu’il faut se méfier des caricatures ; l’Europe est aussi l’un des berceaux des Droits de l’Homme, de l’idée d’émancipation de la personne et tant d’œuvres extraordinaires. Toutes les cultures7 sont extrêmement riches… de contradictions. Elles sont l’expression de rapports de force et domination, ainsi que de luttes de libération de tel ou tel groupe sociaux. La diversité culturelle est une richesse à protéger, et il ne s’agit pas de tout prendre ou tout laisser, il faut choisir, mais sur la base de quels critères, de quels fondamentaux civilisationnels ? C’est un peu l’objet de cet article. Il n’y a bien entendu pas UNE réponse à trouver, mais des pistes à rechercher ensemble. C’est d’un long dialogue des personnes, des groupes et des peuples qu’émergera une réponse partagée sur la terre, pour que la diversité culturelle des peuples soit conciliable avec la fraternité humaine, synonyme d’émancipation et de bonheur.
La porte de l’hospitalité
Je l’ai dit plus haut, quel que soit l’approche, on soulève toute une idéologie qui est en train de s’effondrer sous le poids de ses conséquences pratiques et ses aveuglements. Le concept de « Bien-Vivre », propre à la culture andine d’Amérique, aborde la question par le biais du rapport à la terre comme « être vivant », et la place des humains dans le « cosmos ». Je voudrais ici, prendre l’angle du rapport aux « étrangers », parabole du rapport à l’autre derrière lequel, selon les psychologues, se cache le rapport à soi-même.
A l’encontre des assertions politiciennes8 qui font de « l’étranger » un danger pour notre civilisation9, je montrerai qu’une certaine conception de l’hospitalité et ce qui tourne autour, constitue au contraire l’un des fondements de la « révolution civilisationnelle », c’est-à-dire du passage décisif mais jamais définitivement acquis, de la période des clans à celle des sociétés et civilisations humaines. Dans un essai dont la thèse a fait le tour de la terre, Samuel Huntington10 parlait de « choc des civilisations » pour évoquer ce qui constituait à ses yeux l’incompatibilité absolue entre les différentes cultures humaines actuelles et surtout entre la culture occidentale et la culture islamique. Il rejoignait en cela les thèses différentialistes de Jean-Marie Le Pen reconnaissant le droit à la différence, mais ajoutant qu’elle ne peut se vivre que chacun « chez soi ». La sortie du pays ne peut donc jamais qu’être transitoire, pour le tourisme ou l’immigration provisoire de travail.
Ces idées sont le socle invisible des discours identitaires et démagogiques de la plupart des gouvernements des pays riches, notamment européens. Prenant le contre-pied, je montrerai que s’il y a bien aujourd’hui un « choc », c’est entre la démarche guerrière de clans économiques et politiques aux pratiques mafieuses, et la démarche pacifique de civilisation. Je m’appuierai sur la récente Charte Mondiale des Migrants, lue à la lumière d’un texte du philosophe Paul Ricœur. L’étymologie du mot société viendra renforcer cette interprétation.
Une première mondiale : la Charte Mondiale des Migrants
La Charte Mondiale des Migrants est née à Marseille en 2004, pendant l’occupation de l’ex-Maison de l’Etranger. Proposée par des sans-papiers, elle a été écrite en grande partie par eux, au cours d’un long processus qui s’est internationalisé jusqu’à couvrir tous les continents. Au-delà de son contenu, c’est là toute son originalité et son immense intérêt. Dans la présentation qui en a été faite sur son site au moment de la rencontre mondiale de Gorée en février 2011, trois droits fondamentaux étaient présentés comme le socle de la démarche, sur la base de l’affirmation de l’égalité inaliénable de tous les êtres humains : la liberté de circulation et d’installation, l’égalité face à l’ensemble des droits , et la pleine citoyenneté. La Cimade, dans son document « Inventer une politique d’hospitalité » a repris les mêmes principes sous les termes de mobilité, hospitalité et citoyenneté. Ces documents rejoignent l’ensemble des revendications affirmées lors des trois sommets des sociétés civiles euro-africaines « Des ponts pas des murs » et des divers Forum Sociaux Mondiaux qui veulent poser les bases de la société-monde de demain.
Je vois dans ces approches un parallèle étonnant avec la pensée du philosophe Paul Ricœur, et particulièrement celle qu’il a exprimé dans son article sur « l’éthique et l’émergence du sujet collectif » , c’est-à-dire la société humaine. J’y vois un résumé génial de la « démarche de civilisation », une alternative lumineuse au soi-disant « choc des civilisations » censé justifier les guerres actuelles et futures, guerre économique, guerre pour le pétrole, guerre aux pauvres, guerre aux « intégristes musulmans », guerre aux migrants… Cet « autre monde possible » dont nous rêvons et pour lequel beaucoup agissent, sera pacifique ou ne sera pas. Sur quels fondements le bâtir ?
Etranger, migrant ou exilé ?
Je viens de parler de l’étranger et du migrant ; s’agit-il des mêmes personnes ? Un étranger n’a pas la nationalité du pays de résidence ; un migrant est une personne qui se sent obligée de quitter son lieu de vie pour aller ailleurs, en espérant y vivre dignement ; une petite partie des migrants quitte son pays. C’est ainsi que les Nations Unies les évaluent à un milliard sur les 7 que compte la planète, 220 millions seulement allant se réfugier dans un autre pays ; on parle alors de migrants internationaux. Mais qu’ils passent les frontières ou pas, ils sont les mêmes, ils ont les mêmes souffrances et espoirs d’un ailleurs meilleur. De ce point de vue, la conception administrative de l’étranger comme non-national, transformé en antinational par la bassesse politicienne, est beaucoup trop réductrice.
L’étranger est avant tout l’image de celle ou celui qui vient d’ailleurs et m’apparaît étrange et dérangeant.
Sans doute alors, vaudrait-il mieux parler d’exilé qui signifie étymologiquement le « banni » qui « bondit ailleurs » . Son sens est proche du mot « exister » qui signifie « sortir de », peut-être parce que l’exilé est celui/celle qui fuit ailleurs pour pouvoir continuer à exister ; nous y reviendrons au 1° chapitre. A l’heure incontournable de la mondialisation, ces exilés, migrants de toutes sortes, étrangers par statut ou image, sont une des figures centrales de l’altermondialisation , d’une mondialisation à partir de la marginalisation, à partir du Sud et de l’Est, à partir d’une humanité dominée, même si elle n’est pas exempte de contradictions. A l’heure très grave de la mise en cause de la survie de l’humanité par des modèles économique, de société et de vie, essentiellement capitaliste et productiviste qui se nourrit du sacrifice d’autres vies humaines et de la nature , le migrant/exilé est une figure majeure du courage de la conversion, de l’audace du changement radical, du pari de l’utopie réalisable, de l’affirmation obstinée d’un autre monde et d’une autre forme de vie possibles.
Table des matières
- « Malaise dans la civilisation »
- Des gouvernements et des crises
- Un enjeu de civilisation
- La porte de l’hospitalité
- Une première mondiale : la Charte Mondiale des Migrants
- Etranger, migrant ou exilé ?
- La démarche de civilisation selon Paul Ricoeur
- 1. Le « je » de la liberté
- a) Le pôle de la liberté et de l’émancipation :
- b) Le principe de la mobilité :
- 2) Le « tu » de l’éthique
- a) Le pôle de l’éthique :
- b) Le principe de l’hospitalité
- 3) L’ « il » de la loi
- a) Le pôle du Droit
- b) Le principe de citoyenneté
- Des fondations pour une révolution ?
- Tableau synthétique
ActeursMigrants
Régions
Monde
Documents joints